MK Lees se penche sur les dimensions psychologiques de l’organisation.
J’ai vu tellement de malentendus au sein de l’IWW lorsqu’il s’agit du « U » de AEIOU. Certaines personnes pensent que c’est AEIO = U. Vous agitez, éduquez, immunisez et organisez, puis vous unissez et vous obtenez un comité de travailleur·ses ou un syndicat. Ce n’est pas de cette manière que j’ai appris à organiser, et c’est pourquoi je voudrais parler d’une idée qui, selon moi, s’est perdue, et offrir humblement quelques conseils.
U est l’abréviation de « The Union Makes Us Strong » (l’union fait la force). Pour ma part, je souhaiterai de parler de la poussée pour ce U.
U est une compétence aussi essentielle pour les organisateurs que A ou I. Pousser les autres à aller au-delà de ce qui est confortable est en soi un acte inconfortable pour beaucoup d’entre nous. Mais comme de nombreuses compétences d’organisation, elle peut être apprise et affinée.
Qu’est-ce que la poussée ?
Qu’entend-on par « poussée » ? Je vais tenter d’en donner une définition.
La poussée est le travail relationnel qui permet à un·e travailleur·se de passer de son état actuel d’engagement et d’activité à un état supérieur. Par « relationnel », je veux dire que cela se produit dans le contexte d’une relation – spécifiquement, une relation d’organisation – ce qui signifie que la plupart des poussées se produisent dans une conversation individuelle, tout comme le reste de l’AEIOU.
La façon dont la poussée se produit va dépendre du contexte. D’une manière générale, pousser signifie être attentif·ve au niveau d’engagement et de compréhension de soi d’un·e collègue de travail, tout en cherchant des occasions de le·a pousser à passer au niveau supérieur. Il y a un escalier qui va de quelqu’un·e qui devient insatisfait·e de ses conditions de travail à un· organisateur·ice actif·ve, conscient·e de sa classe et révolutionnaire. La plupart d’entre nous empruntent cet escalier une marche après l’autre, la plupart des marches étant le résultat d’une poussée de la part de quelqu’un·e en qui nous avons confiance et que nous respectons. Même en dehors des expériences qui changent la vie comme celles des des actions collectives sur le lieu de travail, les petites choses changent les gens.
Lors d’une campagne à Chicago, j’ai travaillé avec un type, Ben, qui a commencé à venir aux réunions du comité, mais qui était très calme. Il n’avait jamais fait d’organisation dans sa vie, mais il nous avait vu obliger le patron de son amie à rembourser les salaires volés et il aimait ce qu’il voyait. Finalement, quelqu’un·e lui a demandé s’il pouvait présider la prochaine réunion. Il a réagi avec un air ahuri « qui, moi ? ». Il ne savait pas comment faire et ne se serait jamais porté volontaire de lui-même, mais il a accepté. Ben a fait un travail correct pour sa première fois en tant qu’animateur, mais surtout, il est devenu fonctionnellement connecté au comité. Il a remarqué que les autres membres du comité l’appréciaient, lui et son travail, et il a commencé à se percevoir différemment.
À peu près à la même époque, j’ai quitté cette campagne après y avoir travaillé pendant quatre ans et j’ai déménagé à Oakland. J’ai commencé à y travailler sur de nouvelles campagnes de l’IWW et j’ai quitté le syndicat de Chicago. Un an plus tard, j’ai assisté au sommet d’organisation de l’IWW. J’ai été stupéfait d’y trouver Ben. Depuis la dernière fois que je l’avais vu, il était devenu l’un des principaux leaders de toute la campagne. Il avait décidé d’aller à une convention syndicale où il ne connaissait personne (il ne savait pas que j’y serais), et de parler au nom de sa campagne, et il a parlé avec éloquence et assurance. J’étais bouleversé. Ce jour aurait-il eu lieu s’il n’avait pas reçu une petite poussée lui demandant d’animer la réunion et s’il n’avait pas accepté cette proposition ?
Présider cette première réunion, tenter ce premier tête-à-tête, faire ce premier tête-à-tête avec quelqu’un·e à qui nous n’avons jamais parlé auparavant, porter un badge syndical, marcher sur le patron, réfléchir et écrire sur une expérience d’organisation – tous ces moments finissent par marquer de petits tournants sur un chemin, où un·e travailleur·se individuel·le reconsidérera sa propre relation au comité, à la campagne, au syndicat, et finalement à sa propre place dans l’histoire de la lutte des classes.
Mais toutes les étapes ne sont pas faciles. L’idée même de « pousser » implique qu’il va y avoir une certaine résistance contre laquelle il faut pousser. Ainsi, avant de pouvoir pousser quelqu’un·e, nous devons être capables de diagnostiquer les obstacles sur son chemin. Le premier réflexe d’un·e organisateur·ice novice est généralement de se focaliser sur les obstacles extérieurs. « Elle est très occupée par ses études ». « Il traverse une période difficile avec sa famille en ce moment. » « Iels habitent loin. » Je ne veux pas minimiser certains de ces obstacles réels, mais nous devons être à l’affût des alibis externes, car le véritable problème est presque toujours interne.
Qu’est-ce qui nous retient ?
La question qui se pose ici nous concerne autant que les personnes que nous organisons. Pousser n’est jamais confortable, mais l’objectif est de cultiver un environnement où les travailleur·ses se sentent prêt·es à pousser d’autres travailleur·ses. Pour y parvenir, nous devons également accepter d’être poussé·es nous-mêmes. Quelles sont donc les choses dans notre tête et notre cœur qui nous empêchent d’être de meilleur·es organisateur·ices ? Nous devons reconnaître ces éléments en nous-mêmes et chez les autres.
Marshall Ganz était un organisateur des United Farm Workers dans les années 1960 (qui a ensuite utilisé ses compétences pour des campagnes électorales très ordinaires). Il enseigne aujourd’hui sa propre méthode d’organisation à Harvard et fournit ce que je pense être une ventilation utile de certaines grandes catégories. Il ne fait pas le lien entre ces domaines et la poussée, mais je vais le faire. Ganz identifie cinq catégories de ce qu’il appelle les « obstacles liés aux croyances » : la peur, l’apathie, l’inertie, le doute de soi et l’isolement.
Peur
La plus grande. Cette bête a ses pâtes dans les quatre autres qui suivent. La peur est partout dans l’organisation. La peur de la confrontation. La peur de l’instabilité. La peur de l’inconnu. La peur des effets sur nos vies des représailles des personnes au pouvoir. La peur de la responsabilité. La peur de l’échec et des sentiments qu’il suscite en nous et chez les personnes qui nous sont chères. La peur est très puissante, et c’est l’obstacle interne le plus difficile à éliminer. Si vous avez fait ne serait-ce qu’un peu d’organisation sur le lieu de travail, vous avez vu la peur rendre le progrès très difficile. Mais ce qui est le plus délicat avec la peur, c’est que, comme la plupart d’entre nous savent qu’agir par peur n’est pas une bonne chose, notre esprit rationalise automatiquement notre peur en lui donnant d’autres explications plus « objectives ». La plus grande difficulté pour les organisateur·ices est donc de reconnaître quand le comportement d’une personne est en fait dicté par ses peurs, mais apparaît comme autre chose.
Apathie
L’apathie est un manque de passion, une incapacité apparente à se sentir suffisamment concerné·e pour agir. Mais souvent, l’apathie est un diagnostic superficiel de quelque chose de plus profond et, espérons-le, de mutable. Parfois, l’apathie est en fait une manifestation de la peur qui se traduit par un manque de passion. Il est plus facile de ne pas se soucier d’autrui, lorsque se soucier d’autrui signifie de risquer d’être blessé·e. D’autres fois, ce qui semble être de l’apathie est en fait un sentiment d’impuissance et de résignation qui vient lorsqu’une situation semble désespérée. Mais un·e travailleur·se apathique est simplement quelqu’un·e que nous n’avons pas encore trouvé comment pousser efficacement, parce que nous ne comprenons pas ce qui le motive.
Inertie
La première loi du mouvement de Newton est la suivante : un objet au repos reste au repos et un objet en mouvement reste en mouvement. Chaque jour où nous n’agissons pas pour changer nos conditions augmente la probabilité que nous n’agirons pas demain. Quels que soient les mécanismes psychologiques de survie que nous avons développés pour passer la journée, ils ont pour effet secondaire de nous rendre résistant·es au changement. L’inertie signifie que même si nous ne sommes pas heureux·ses, nous ne ressentons aucune urgence à résister. Heureusement, la loi de Newton est valable dans les deux sens : une fois que quelqu’un·e est vraiment lancé·e, il est plus facile de continuer.
Doute de soi
Dans quelques campagnes que je soutiens actuellement, nous voyons souvent de nouveaux travailleur·ses s’agiter, s’engager dans l’organisation, et même tenter quelques tête-à-tête, pour finalement se perdre dans la conversation, ne pas réussir à faire bouger leur(s) collègue(s), et s’en remettre aux autres membres du comité (ou pire, à des organisateur·ices extérieur·es). Iels se sentent dépassé·es, non qualifié·es pour prendre des responsabilités différentes de celles qu’iels ont déjà assumées. Pour ceux d’entre nous qui travaillent depuis longtemps dans le domaine du mouvement, il est facile d’oublier à quel point il est nouveau et étrange de demander à quelqu’un·e de faire quelque chose d’aussi « simple » que d’élaborer l’ordre du jour d’une réunion, sans parler d’avoir une conversation intentionnelle avec un·e collègue pour essayer de l’inciter à participer à la campagne. La plupart des travailleur·ices ont passé une grande partie de leur vie à être puni·es pour leurs pensées indépendantes, leur esprit d’initiative, leur prise de risques, et à se faire dire par tout ce qui existe dans notre culture et notre politique qu’iels sont incapables de diriger leur propre vie. Il n’est pas étonnant que nous doutions de nous-mêmes et de notre propre capacité à diriger. Le sentiment de doute de soi est omniprésent, parce que ce sentiment sert bien les intérêts des patrons.
Isolement
Lorsque j’étais organisateur dans une entreprise où je travaillais il y a de nombreuses années, je me souviens avoir eu un tête-à-tête avec un·e collègue que je n’avais jamais rencontré auparavant. Lorsque je l’ai incité·e à s’impliquer dans la campagne, iel a répondu : « Oui, je suis d’accord, tu es d’accord, mais je te dis tout de suite que le problème est que personne d’autre ici ne nous soutiendra ». J’ai souri et secoué la tête. J’avais entendu exactement la même préoccupation dans la bouche des cinq dernier·es collègues que j’avais rencontré·es. Je me suis demandé : combien d’entre nous sont ici, énervé·es par la façon dont nous sommes payés, traité·es comme des déchets humains tous les jours (littéralement, nous étions obligé·es d’utiliser les entrées de service près des bennes à ordures pour aller et venir), voulant se battre mais supposant que personne d’autre ne ressent la même chose ? Pour ce collègue, la solidarité n’était qu’une idée, pas quelque chose qu’iel pouvait ressentir. Au lieu de cela, ce que nous avons ressenti chaque jour, toute la journée, c’est la solitude.
La boîte à outils de l’organisateur
Des idées pour surmonter ces obstacles psychologiques sont fournies dans chaque section de la formation OT101 des organisateur·ices de l’IWW, mais je veux les examiner sous un nouvel angle, en pensant un peu plus comme un·e artisan·e, qui diagnostique d’abord un problème et choisit ensuite le meilleur outil pour le résoudre. Nous avons besoin du type de poussée approprié pour chaque type d’obstacle que nous voulons aider quelqu’un·e à surmonter. Une façon de penser à la poussée est d’imaginer qu’en tant qu’êtres humains dotés d’une psychologie complexe, nous sommes animé·es par un ensemble de pensées et de sentiments. De nombreux sentiments concernant, par exemple, notre travail, peuvent exister en nous à un moment donné. Mais certains sentiments, comme les cinq que nous avons examinés ci-dessus, peuvent être si puissants qu’ils nous submergent et noient d’autres sentiments que nous éprouvons également et qui pourraient nous amener à entreprendre une action collective. Ainsi, pour faire avancer les choses, il faut souvent faire appel à une émotion concurrente qui peut dominer celle qui nous retient. Je voudrais revenir sur certains éléments du OT101 avec ce cadre.
Outrage (Agiter)
L’outil le plus important dans la boîte à outils d’un individu est presque toujours la première voyelle de AEIOU. A comme Agitation. Dans nos conversations avec les collègues de travail, nous essayons d’ouvrir la voie à l’émergence de la colère lorsque l’on considère le fossé entre la façon dont les choses sont et la façon dont nous savons qu’elles pourraient et devraient être. L’apathie, l’inertie et les émotions à résonance profonde comme la peur ne peuvent souvent être combattues que par quelque chose de plus fort, comme l’amour que nous ressentons pour nos familles, et l’indignation qui émerge lorsque nous prenons le temps de réfléchir réellement à la manière dont nos relations sont mises à mal par le patron. Il est scandaleux qu’une personne qui se casse le cul pour le salaire minimum ne puisse pas dormir la nuit parce qu’elle se demande comment elle va gérer les frais médicaux de sa fille si elle contracte quelque chose de plus grave qu’un rhume, alors que son patron achète à sa fille une maison en banlieue et une Lexus. Il est scandaleux qu’un chef d’équipe soit autorisé et même encouragé à affirmer sa domination en criant sur quelqu’un·e et en l’humiliant devant ses collègues. Il est scandaleux qu’une personne soit contrainte de travailler avec un équipement dangereux, qu’elle se blesse et qu’on la décourage ensuite d’aller aux urgences parce que le lieu de travail manque de personnel. Quelles sont les conséquences si l’on permet à ces situations de perdurer sans être contestées ? Pouvons-nous vraiment continuer à vivre avec ces conséquences ? Pendant combien de temps ?
Lorsque les gens ont la possibilité d’être en colère, et ce pour de très bonnes raisons, cette émotion puissante et justifiée qu’est l’indignation l’emporte sur le sentiment moins puissant et de moins en moins justifié qu’est la peur. La peur n’est pas quelque chose que nous pouvons simplement éliminer. Elle sera toujours là, mais si l’indignation est ressentie en même temps que la peur, alors la peur ne nous immobilisera pas. Donc, si vous voulez pousser quelqu’un·e à dépasser la peur, vous devez l’agiter, pas seulement pour découvrir ce qui le dérange au travail, mais pour atteindre quelque chose de plus profond et qui a une résonance émotionnelle. Comme le dit James Neil Hollingsworth, « le courage n’est pas l’absence de peur, mais plutôt le jugement que quelque chose d’autre est plus important que la peur. »
Espoir (Éduquer)
Dans AEIOU, le E pour Eduqué ou bien Espoir. L’espoir est l’idée simple mais puissante que nous pouvons gagner. Est-ce une garantie ? Bien sûr que non. Mais la capacité d’envisager réellement un monde où nous pourrons travailler dans la dignité et nous sentir libéré·es de la peur, au lieu de regarder amèrement nos vies s’échapper alors que nous enrichissons encore plus quelques connards, est une pensée puissante. L’espoir, tout comme la colère, peut susciter toutes sortes d’autres émotions productives qui pourraient venir à bout de nos blocages émotionnels. Ce n’est pas une coïncidence si tant de publicités de campagne de politiciens – ceux qui ne colportent pas la peur, en tout cas – utilisent l’espoir comme monnaie d’échange pour obtenir des voix. Pendant ce temps, le monde qui nous entoure ressemble souvent à une gigantesque machine à tuer l’espoir. Même avec un ventre plein de colère, sans une image plausible d’un monde meilleur pour nous-mêmes, nous n’allons probablement pas passer le peu de temps que nous avons en dehors du travail à assister à des réunions et à faire un travail qui nous semble finalement inutile. Nous pouvons être très énervé·es et pourtant rester apathiques si nous nous sentons sans espoir.
Mais l’indignation, la colère émerge plus naturellement dans un bon tête-à-tête avec un·e travailleur·se que l’espoir. C’est parce que la colère est généralement déjà là, sous la surface. D’après mon expérience, l’espoir est une ressource moins garantie et est plus difficilement à obtenir. C’est quelque chose que nous pouvons avoir à offrir, lorsqu’il n’est pas possible de l’extraire. Je pense donc que la première question à se poser est : qu’est-ce qui vous donne de l’espoir ? Parce que si vous ne croyez pas dans votre for intérieur que nous pouvons gagner, vous n’arriverez jamais à convaincre les autres. Mais il existe de nombreuses histoires de travailleur·ses individuellement impuissant·es qui ont pris la décision de s’unir pour combattre leurs riches et puissants patrons, et malgré toutes les chances contre elleux, iels ont gagné et se sont retrouvé·es radicalement transformé·es pour toujours. Ces histoires sont nos ressources qui peuvent allumer un feu d’espoir chez les autres. Une autre façon de pousser est donc de trouver une histoire qui vous donne de l’espoir quant à la capacité des travailleur·ses à se battre et à gagner. Mieux encore, trouvez votre propre histoire personnelle d’espoir, et n’ayez pas peur d’apprendre à bien la raconter. Cela ne m’est pas venu naturellement, mais j’ai appris à prendre la responsabilité d’inspirer d’autres personnes. Vous le pouvez aussi.
Enfin, rappelez-vous qu’il y a une raison pour laquelle nous parlons d’indignation avant d’espérer, d’agitation avant d’éduquer. Puisqu’il n’y a aucune garantie que nous gagnerons toujours, se battre contre les patrons demande un acte de foi. Et nous sommes plus disposé·es à prendre des risques lorsque la situation nous semble intolérable.
Confiance (Immuniser et Organiser)
I et O dans AEIOU pour Immuniser et Organiser. La première partie de « Immuniser », la plus connue, consiste à préparer les travailleur·ses à des éléments inattendus que les patrons peuvent mettre en place pour les manipuler psychologiquement et les éloigner de leur syndicat. Si vous montrez quelques exemples de littérature antisyndicale avant que le patron ne commence à utiliser la sienne, ce qui pourrait être intimidant pour les travailleur·ses finit par paraître risible, ou mieux encore, insultant (« oui, voilà à quel point le patron nous croit stupides »).
La deuxième partie de l’immunisation s’apparente davantage à une « thérapie d’exposition », où nous allons confronter directement nos angoisses dans un contexte où il n’y a pas de danger immédiat. L’idée est qu’en trouvant des moyens de faire des « mini-expositions » aux choses qui nous font douter de nous-mêmes, nous amplifions la confiance qui découle du fait d’avoir un plan pour le cas où nous nous trouverions dans une situation inhabituelle.
Les participants pratiquent une forme d’immunisation de ce type dans le cadre de notre formation OT101 sur l’organisation, simplement en faisant de nombreux jeux de rôle. Parce que parler à d’autres personnes de l’organisation peut être peu familier et anxiogène, nous nous entraînons à devenir plus confiant·es dans la conversation dans un environnement détendu et sans enjeux. Les jeux de rôle « public captif » et « marche sur le patron » sont également conçus dans ce but : prendre une situation qui est conçue pour confondre, intimider et démobiliser les travailleur·ses, et les exposer à cette situation à l’avance afin qu’iels puissent sentir ce que c’est que d’être non préparé·e et ensuite faire un plan. Lorsque je pousse les travailleur·ses à prendre des engagements en dehors de leur zone de confort, j’essaie de remarquer quand quelque chose que je leur demande de faire pourrait susciter un certain doute parce que c’est nouveau et inconnu, et je cherche immédiatement un jeu de rôle qui pourrait simuler l’expérience, afin que nous puissions l’essayer et faire un compte rendu. En général, il s’avère que ce n’est pas aussi effrayant et bizarre que ce que quelqu’un·e imaginait, et même si c’est inconfortable, nous avons la possibilité de prendre du recul et d’ajuster l’approche avant que la réalité n’arrive.
Un aspect crucial et parfois sous-estimé du développement de la confiance en soi est d’avoir des occasions de contribuer à quelque chose de concret au service de nos objectifs. Nous donnons des tâches personnalisées ; elles doivent mettre les gens au défi, mais pas au point de les vouer à l’échec. Et lorsque quelqu’un·e réussit à accomplir une tâche, nous trouvons des moyens de reconnaître son travail. Le fait d’accomplir une tâche, de se sentir apprécié·e pour son travail et de comprendre comment ce petit succès personnel a contribué à faire avancer la campagne est une formule qui permet de dissoudre le doute au fil du temps. Comme dans une campagne actuelle, où nous avons un « sel » isolé (organisateur·ice sous couverture[1]) qui n’est pas très expérimentée. Deux travailleur·ses d’un autre magasin avec un comité l’ont poussé pendant un certain temps à obtenir des numéros de téléphone d’autres travailleur·ses, mais il était hésitant. Finalement, il a eu le courage de faire quelque chose qui peut sembler insignifiant, mais qui était un grand pas pour lui. Il a demandé à son superviseur une liste de contacts et a obtenu une liste de numéros de téléphone pour tout le magasin. Il était très fier lorsqu’il est revenu avec ces informations, car le comité de l’autre magasin était très enthousiaste et lui a témoigné une grande reconnaissance pour son travail. Son accomplissement l’a aidé à savoir qu’il était une partie importante de quelque chose de plus grand que lui, et cela l’a changé.
Solidarité (leaders sociaux, tête-à-tête, culture du care)
Si la confiance est la capacité d’un travailleur·se à avoir confiance en lui-même et en sa capacité à réussir, la solidarité est la confiance en notre capacité à tou·tes réussir ensemble. La solidarité brise notre sentiment d’isolement. Les événements sociaux, le développement d’une identité commune, le fait de s’intéresser à la vie des gens en dehors du travail et de les soutenir dans tous les aspects de la lutte et, surtout, l’élaboration en face à face de stratégies et de planification sont les éléments qui permettent de tisser de nouveaux liens de solidarité. Même dans le monde actuel de la communication atomisée et numérique, il est rare de trouver quelqu’un·e qui va risquer de se faire virer sur la base d’un groupchat Instagram avec ses collègues. La véritable solidarité ne vient que du fait de regarder dans les yeux d’autres êtres humains en réel et de savoir qu’iels vous soutiennent. C’est pourquoi les réunions en tête-à-tête ne sont pas facultatives. Les rencontres individuelles mènent à des réunions de masse qui mènent à des actions de masse qui mènent à une base de solidarité à l’échelle de votre bureau.
Dans nos formations, nous parlons également de l’importance d’identifier les leaders de l’écosystème social d’un lieu de travail et de les cibler pour les recruter au sein du comité. L’idée est généralement liée à une considération stratégique : si nous ne faisons pas le travail de rallier les travailleur·ses influent·es à notre cause, iels finiront par se ranger du côté du patron, et leur influence sera utilisée contre nous. C’est également efficace d’un point de vue stratégique : en « gagnant » un leader, vous avez aussi théoriquement une bonne chance de gagner tou·tes les « suiveur·ses » de cette personne. Cependant, je pense qu’il y a un point parfois négligé dans l’importance de l’organisation des leaders sociaux : leur présence est en soi une poussée émotionnelle. À un moment donné, nous allons demander aux gens de prendre un grand risque en agissant de manière nouvelle pour affronter des personnes qui ont énormément de pouvoir dans leur vie, comme je l’ai souligné, sans garantie qu’iels obtiennent ce qu’iels veulent. Mais lorsqu’iels regardent à leur gauche et voient que la collègue qu’iels respectent le plus et en qui iels ont le plus confiance va elle-même prendre ce risque à leurs côtés, eh bien cela les fait se tenir un peu plus debout, agir en dépit de la peur, reconsidérer l’apathie, dépasser l’inertie, perdre un peu de doute sur soi, et savoir avec certitude que nous ne sommes plus isolé·es. C’est le pouvoir des relations et le pouvoir de la solidarité. Bien que difficile et longue à construire, c’est pourquoi nous disons que la solidarité est l’arme la plus puissante dont dispose la classe ouvrière.
Pousser ou insister trop ?
Je reçois régulièrement une version de cette question de la part de nouvelleaux organisateur·ices : Il y a une personne que j’essaie d’amener à faire telle ou telle tâche, mais elle ne s’exécute jamais. Comment puis-je l’inciter à le faire ? D’emblée, j’entends des problèmes dans la prémisse. L’objectif porte sur le résultat final, qui aide l’organisation, et non sur un problème plus fondamental : le·a travailleur·se qu’iels engagent n’est pas motivé·e à agir pour changer ses propres conditions. Cela nous amène à d’autres questions, finalement plus pressantes : Comment pouvons-nous aider cette personne à prendre conscience de la gravité de sa situation personnelle ? Comment pouvons-nous l’aider à découvrir par elle-même ce qui la retient ? Comment pouvons-nous lui donner les moyens de surmonter ces obstacles internes ? L’accent est mis sur le processus de découverte de soi de l’autre personne. Plus nous parlons aux travailleur·ses de leurs problèmes et de nos solutions, moins nous développons leurs capacités à s’engager directement dans leurs propres problèmes. Nous ne poussons pas, nous sommes simplement trop insistant·es.
Par exemple, il y a quelques semaines, j’ai eu un entretien individuel avec une travailleuse qui avait accepté de parler à quelqu’un·e de l’une de nos campagnes. Elle travaille dans un nouveau magasin où les travailleur·ses essaient de s’implanter et de développer l’organisation. Nous espérions qu’elle pourrait être la première à former un nouveau comité. J’ai été chargé de voir si nous pouvions obtenir d’elle qu’elle s’engage à parler à quelques collègues. Mais dès nos premiers mots, j’ai pu constater qu’elle n’était pas enthousiaste à l’idée de s’organiser. Elle a reconnu que d’autres travailleur·ses souffraient, mais pas elle. Elle se sentait mal pour elleux mais faisait surtout profil bas et voulait éviter les problèmes parce qu’elle aimait vraiment avoir un emploi qui pouvait s’adapter à son emploi du temps de mère de quatre enfants. J’ai immédiatement ressenti de la peur. Elle voulait sortir de cette conversation. J’ai rapidement réfléchi à la manière de la pousser et j’ai changé de sujet. Je voulais en savoir plus sur sa vie au travail, en dehors du travail, et sur ce que tout cela signifiait pour elle. Très vite, nous avons parlé de la façon dont la direction l’avait traitée. Son supérieur lui crie dessus devant les clients et ment sur ses performances pour ne pas lui donner une augmentation de vingt centimes. Elle a demandé à emporter chez elle un article cassé qui ne pouvait pas être vendu et a été accusée de l’avoir cassé intentionnellement pour pouvoir l’avoir. Elle a retiré sa demande et la direction a jeté l’article à la poubelle. Elle s’est sentie méprisée et humiliée, mais elle a refoulé son ressentiment car elle ne pouvait pas se permettre d’être renvoyée si elle parlait. À ce moment de la conversation, elle était bouleversée. Nous avons parlé du fait qu’elle méritait mieux et de ce que pourrait être le travail si la direction n’avait pas tout le pouvoir qu’elle a maintenant. Finalement, elle était non seulement disposée à parler à trois collègues qu’elle savait victimes de harcèlement de la part de la direction, mais aussi à assister à une réunion.
Il n’y a pas de méthode simple pour pousser, pour reconnaître ce qui se passe réellement lorsque quelqu’un·e pousse et pour répondre de manière appropriée. Il s’agit plutôt d’un instinct que nous devons cultiver. Mais j’espère que la sorte de « boîte à outils » que j’ai tenté de conceptualiser ici contribuera à ce que nous soyons systématiques et délibérés dans nos efforts pour pousser les travailleur·ses avec lesquels nous avons établi des relations. Si nous pouvons identifier les émotions qui semblent guider l’hésitation d’une personne à s’impliquer davantage, nous pouvons envisager des contre-émotions qui pourraient lui permettre de se lever et de bouger. La personne peut manquer de confiance en elle. Elle n’est peut-être pas profondément en colère à un niveau personnel. Iels ne ressentent peut-être pas encore de confiance. Iels peuvent douter qu’il y ait un espoir de gagner. Lorsque des murs se dressent et que les gens défendent leur propre inaction, le rôle de l’organisateur·ice est de percer ces défenses.
Bien que la poussée ne soit pas une partie particulièrement amusante du processus d’organisation pour la plupart d’entre nous, nous savons que notre esprit a des moyens de déformer les choses d’une manière qui est malsaine et nous empêche d’agir pour apporter des changements positifs dans nos vies. Dans toute campagne d’organisation, il reste inévitable que nous demandions aux gens de faire des choses qu’iels ne veulent pas faire. Souvenons-nous de ce moment de notre vie où nous avions de mauvaises raisons de ne pas vouloir faire quelque chose et où quelqu’un·e en qui nous avions confiance nous a poussé à faire ce qui devait être fait. Accepter le rôle d’organisateur·ice signifie clarifier les choix et permettre aux autres de prendre conscience de leur propre pouvoir. Si nous poussons les autres et nous poussons nous-mêmes, si nous parvenons à vaincre nos propres obstacles internes, les nombreux et redoutables obstacles externes à notre réussite seront quelque chose que nous pourrons surmonter tou·tes ensemble. Et ce que nous faisons ensemble est plus facile que ce que nous nous efforçons de faire seul·es. C’est ainsi que l’union fait la force et que nous nous unissions pour créer nos comités de travailleur·ses qui forment notre syndicat. C’est le U du AEIOU.
[1] Méthode d’Organizing qui consiste à obtenir un emploi sur un lieu de travail spécifique dans l’intention d’organiser un syndicat. Une personne ainsi employée est appelée « sel ».
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Organizing Work