Marianne Garneau explique comment, bien que nous devions donner la priorité aux leaders organiques dans notre organisation, les décisions relatives à la campagne doivent être prises par tou·tes.
Les bon·nes organisateur·trices savent que l’identification des leaders est cruciale pour le succès d’une campagne d’organisation. Si vous voulez capter le plus grand nombre possible de travailleur·euses, vous devez déterminer qui sont les leaders sociaux organiques et les amener à bord, car ils entraînent des partisan·nes dans leur sillage. Ces leaders informel·les ne sont pas nécessairement plus haut placé·es dans la hiérarchie du travail ; il s’agit simplement de personnes que d’autres personnes regardent, auxquelles elles font confiance ou qu’elles suivent. Une erreur fréquente des travailleur·euses ou des organisateur·trices est de construire la campagne autour des militant·es sur le lieu de travail – les travailleurs qui pensent déjà que c’est une bonne idée d’avoir un syndicat – plutôt que d’identifier honnêtement les personnes ayant le plus d’influence et de travailler diligemment pour les faire adhérer. Les militant·es peuvent être autonomes, avoir beaucoup d’énergie, et convaincre sans relâche pour le syndicat, mais si c’est votre équipe, et que vous n’avez pas les personnes ayant une influence discrète (ou pas si discrète) sur le lieu de travail, le syndicat ne deviendra jamais un effort majoritaire, et il ne sera jamais assez fort pour gagner.
Toutefois, cela soulève un problème. Un syndicat est censé être un effort démocratique et inclusif, et construire une base de solidarité aussi large que possible. Si nous nous concentrons sur les leaders sociaux naturels et construisons le syndicat autour d’elleux, ne reproduisons-nous pas une sorte de hiérarchie informelle ? Ne sommes-nous pas en train de confier à quelques personnes la responsabilité de quelque chose qui devrait appartenir à tout le monde ?
Cette question est d’autant plus urgente que les leaders organiques ont souvent des défauts. Ielles peuvent être désagréables ou motivé·es par leur ego ; ielles peuvent être sexistes ou racistes ; ielles peuvent prendre trop de travail ou ne pas faire leur part ; ielles peuvent être des francs-tireurs qui ne sont pas disposé·es à écouter les autres ou à collaborer avec elleux.
Que faire alors ? Comment résoudre la quadrature du cercle en voulant capturer les leaders sur le lieu de travail – et en leur donnant vraiment la priorité dans nos efforts d’organisation – et en voulant aussi transformer les relations sociales sur le lieu de travail et créer quelque chose d’horizontal, de démocratique, d’égalitaire ; quelque chose qui s’appuie sur la force du nombre pour combattre le patron et gagner ?
La réponse à cette question est venue comme un éclair d’un organisateur de l’IWW avec qui j’ai discuté ce week-end. Ses mots exacts étaient : « le leadership n’est pas la gouvernance ». En d’autres termes, nous pouvons utiliser des leaders sociaux organiques sur le lieu de travail pour construire notre campagne, mais diriger la campagne et prendre des décisions au sein de celle-ci est une autre affaire.
J’ai été frappé par une expérience que j’ai vécue récemment dans le cadre d’un effort d’organisation. Un employé d’un centre de fitness m’avait approché plusieurs mois auparavant, et j’avais élaboré des stratégies avec lui depuis. Il a assisté à une formation d’organisateur·trice et a entrepris de rassembler une liste de contacts de ses collègues et de la parcourir au moyen de conversations individuelles. Il a cartographié le lieu de travail et évalué ses collègues après ses entretiens individuels. Nous avons pris des nouvelles l’un de l’autre toutes les quelques semaines. Comme pour la plupart des campagnes, le processus a été lent, en partie parce que ce travailleur était un militant syndical mais pas un leader social.
Puis le patron a fait une bêtise, et la campagne a explosé. L’employeur a essayé d’imposer un nouvel ensemble de politiques et de conditions aux employé·es, qui étaient censé·es les approuver pour continuer à travailler chez lui. Cela incluait une politique absurde de non-concurrence qui leur interdisait de travailler ailleurs, même pendant des années par la suite. Les dirigeant·es organiques du lieu de travail étaient soudainement très préoccupé·es par un problème et furieux contre le patron. Mon contact a organisé une réunion avec ces leaders et moi-même, et nous avons commencé à formuler un plan pour amener d’autres travailleur·euses à se joindre à nous, puis à repousser la politique.
Les leaders étant prêt·es à se battre, tout le monde a suivi – et je dis bien tout le monde : les nouveaux et nouvelles travailleur·euses, les plus ancien·nes, les plus vieux et vieilles, les jeunes, les hommes, les femmes, les hétéros, les homosexuels, les immigré·es, les Américains de naissance, et toutes les races et ethnies. Ielles ont participé à des réunions, ont inscrit leur nom sur une pétition et ont coordonné un plan pour une prochaine réunion du personnel. Face à cette formidable démonstration d’action coordonnée, l’employeur a cédé, puis s’est complètement rétracté : les nouvelles politiques et conditions ont été annulées « pour examen », puis retirées de la table.
Ce qui s’est passé ensuite me donne encore le tournis. Au moment où les travailleur·euses commençaient à discuter des griefs à aborder ensuite, les leaders ont mis fin à la campagne. Ielles ont cessé d’assurer le suivi des tâches qu’ielles avaient assignées, ielles ont annulé les réunions à venir et ielles ont même commencé à faire des rencontres individuelles avec les travailleur·euses contre la campagne. D’après ce que j’ai compris, cette décision était motivée en partie par la peur, et en partie par le fait que l’employeur leur a tendu la main et leur a proposé quelques avantages et promotions. (Remarque : les employeurs sont très doués pour identifier les leaders, et ils font toujours de la casse syndicale, même lorsqu’ils cèdent, et la casse syndicale n’a pas toujours l’air de jouer au dur).
L’erreur critique que nous avions commise était que nous n’avions pas créé un système de gouvernance différent du leadership social organique. Lorsque les leaders se sont vus offrir ce qu’ielles pensaient être un meilleur accord, ielles l’ont accepté, puis ielles ont utilisé leur influence pour faire demi-tour et mettre fin à la campagne avec succès. (Si vous êtes curieux·ses de savoir où en était le reste des travailleur·euses à ce sujet, sachez qu’ielles ont été surpris·es par l’arrêt de la campagne ou convaincu·es par les leaders que les choses devaient vraiment se terminer).
Si je pouvais revenir en arrière, je m’assurerais de la création d’un comité représentatif – de préférence élu – composé de travailleur·euses de différentes catégories démographiques, d’ancienneté, etc. Je m’assurerais que les réunions se tiennent régulièrement selon un calendrier et non de manière ad hoc ou en urgence. Et je veillerais à ce que les décisions soient prises par vote, soit du comité, soit de l’ensemble du lieu de travail.
J’ai essayé de suggérer ces choses à l’époque, mais elles n’ont pas eu d’écho, ni même beaucoup d’attention dans une campagne aussi rapide. Ce qui m’amène à une dernière leçon de cette histoire. Ma définition d’un « atelier chaud » est celle d’un atelier qui tente d’agir avant d’avoir créé un comité fonctionnel de travailleur·euses dans l’atelier. C’est ce qui s’est passé dans ce cas. Habituellement, les ateliers chauds échouent dans leurs actions parce que les travailleur·euses n’ont pas été correctement préparé·es au démantèlement syndical et n’ont pas établi les relations de confiance dont ielles ont besoin pour surmonter le chaos inévitable d’une guerre avec le patron. Dans ce cas, l’action des travailleur·euses a effectivement prévalu, mais un effondrement désastreux a néanmoins suivi.
Si vous n’avez pas posé les bonnes bases, vous n’êtes pas prêt·e à agir. Je vois maintenant une autre raison à cela : parce que la campagne sera menée par les leaders, selon leurs caprices et leurs jugements. Nous pouvons avoir besoin de faire appel au leadership organique sur le lieu de travail, mais nous ne pouvons pas le laisser diriger la campagne. Au contraire, nous avons besoin de formes de prise de décision qui donnent la parole à toutes les personnes, y compris les silencieuses, les nouvelles, les suiveuses. Un syndicat est une démonstration de force collective et disciplinée, ou il n’est rien du tout.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Organizing Work