
Ça ne se développera pas si vous ne déléguez pas !
Nick Driedger* défend l’importance de la délégation des tâches syndicales
Le travail du syndicat ne s’arrête jamais. Dès que vous commencez à être considéré·e comme efficace par vos collègues, il semble que la charge de travail ne fasse qu’augmenter. La seule façon de s’en sortir est de déléguer le travail.
Déléguer, comme tout ce qui touche à l’organisation, est une compétence – c’est quelque chose qui se pratique, et plus vous le faites, plus vous vous améliorez. Le signe le plus sûr que vous êtes en train de devenir un·e organisateur·trice chevronné·e est que votre premier geste dans n’importe quelle situation est de confier le travail à d’autres personnes et d’expliquer comment le faire.
Ne pas déléguer conduit à une dynamique où un cercle de personne de plus en plus restreint effectue de plus en plus de travail, ce qui conduit à l’épuisement. Les quelques personnes actives se retrouvent très occupées alors que la campagne ne progresse pas vraiment. Lorsque cette dynamique s’installe, ils et elles commencent à se rejeter mutuellement la faute (et à se mettre en colère contre les membres).
Plus vous déléguez, plus vous pouvez vous remplacer et plus vous disposez d’un grand nombre de personnes pour assumer les tâches. Le syndicat ou la campagne devient plus compétent avec un plus grand nombre de personnes compétentes dans l’ensemble.
Déléguer signifie confier des tâches à d’autres personnes, mais cela ne signifie pas que l’organisateur·trice a moins de travail. En fait, déléguer demande plus de travail au début, car vous devez simultanément former des personnes tout en vous assurant (de loin) que les tâches sont effectuées. Développer le savoir ou les compétences d’autres personnes demande plus d’efforts que de simplement accomplir une tâche soi-même. Cependant, après avoir fait suffisamment d’efforts, votre propre charge de travail diminue un peu, et vous pouvez finalement revenir en arrière. Et c’est une bonne chose, car l’organisation est un domaine dans lequel vous devriez pouvoir prendre du recul sans que l’organisation entière ne s’effondre.
Comment déléguer
Je me souviens d’avoir été un jeune délégué syndical à Postes Canada et d’avoir parlé à une vétérane plus âgée de tous les problèmes de ma section locale, de l’apathie des travailleur·euses, de l’arrogance de la direction et du fait que personne ne faisait circuler l’information dans la section locale.
Elle a souri, s’est approchée d’une pile de bulletins et les a mis dans mes mains, puis m’a dit que je devais aller au travail 20 minutes plus tôt demain et aller les déposer dans les casiers, puis utiliser ma pause pour parler à une dizaine de facteur·trices par jour jusqu’à ce que je couvre tout le dépôt. Elle a pris ma plainte et l’a retournée contre moi. J’étais déjà agité mais elle m’a fait joindre l’acte à la parole.
Il suffit de peu pour qu’une conversation sur le travail se transforme en plainte ; l’organisation est l’art de prendre cette énergie et de la diriger vers quelque chose d’utile.
La délégation comporte quelques éléments :
Commencez toujours par l’agitation. Si un·e collègue vous aborde avec un problème, agitez-le/la, puis transformez ça en une tâche. S’ils ou elles ne sont pas déjà en train de vous approcher, allez vers elleux. Posez beaucoup de questions, jusqu’à ce que vous découvriez ce qui les préoccupe. Faites en sorte qu’ils et elles se sentent écouté·es et que le problème soit urgent. Confiez-leur ensuite une tâche liée à ce problème, même s’il s’agit de demander à d’autres collègues s’ils ou elles ont le même problème.
Faites confiance aux autres. Ce travail n’est pas réservé aux personnes qui « comprennent ». Vous ne pouvez pas déléguer si vous ne respectez pas les capacités de quelqu’un·e. Et si vous ne respectez pas ses capacités, remettez-vous en question – l’organisation n’est pas une science exacte et si quelqu’un·e est assez intelligent·e pour faire un travail à vos côtés, il ou elle peut aussi l’organiser. La confiance s’installe également au fil du temps, et grâce à cette confiance, vous pouvez commencer à confier des tâches plus ambitieuses, mais aussi plus éloignées de ce qui intéresse le ou la membre en question. Ainsi, les personnes s’investissent davantage dans l’organisation et pas seulement dans les demandes qui les concernent.
Décomposez le travail en tâches gérables. Réfléchissez à ce que vous essayez de faire faire à quelqu’un·e, prenez chaque étape et explicitez-la. Ce qui semble être un voyage de mille kilomètres est plus facile à gérer lorsque vous le faites étape par étape. Plus votre objectif d’organisation est grand et plus il y a de travailleur·euses à organiser, plus il y a de tâches à accomplir pour l’atteindre, et plus il faut de mains pour faire le travail.
Déléguez. Déléguer commence par ne pas faire le travail à la place des gens. Mais il faut rapidement passer à l’étape consistant à s’assurer que les autres ne prennent pas tout sur elleux. Il est normal d’intervenir et de dire à certain·es qu’ils ou elles ont trop de travail et de suggérer que quelqu’un·e d’autre le fasse. Il n’y a pas de mal non plus à dire à un personne que ce que vous voulez qu’elle fasse ne doit pas être fait par elle. Si vous en avez besoin, faites un jeu de rôle et planifiez comment vous allez demander à quelqu’un·e de faire quelque chose. Entraînez-vous – il n’est pas facile pour tout le monde de demander à quelqu’un·e d’autre de faire quelque chose, mais c’est une compétence que les membres d’une campagne doivent apprendre si la campagne doit se développer.
Plus la lutte est importante, plus la logistique compte. Planifier les différentes tâches et déléguer à grande échelle nécessite une coordination. Cette coordination se fait généralement par le biais d’un comité, et plus la tâche est importante, plus le travail est réparti entre les sous-comités. Les tâches peuvent être suivies à l’aide de feuilles de calcul et de contrôles réguliers, mais si vous avez plusieurs niveaux de comités, vous devez décider quelles décisions sont prises à quel niveau. Les règlements, les procès-verbaux et les rapports deviennent tous très importants pour ce processus.
Les suivis. Une personne n’a pas accompli une tâche ? Appelez-la et demandez-lui ce qui s’est passé, creusez plus loin que sa première réponse. En cas de doute, revenez à l’agitation – faites-lui reparler de ses problèmes au travail. Parfois, vous devez confier le travail à quelqu’un· d’autre pour qu’il soit fait ; les gens sont occupé·es. Parfois, le travail ne sera tout simplement pas fait et ce n’est pas grave. Beaucoup d’entre nous sont du genre à trouver plus facile de faire les choses nous-mêmes : résistez à cette tentation. Déléguer, ce n’est pas seulement confier le travail à quelqu’un·e d’autre, c’est aussi lui permettre de s’épanouir ; trouvez une nouvelle tâche qui convienne mieux à cette personne. Si le travail n’est pas fait, c’est un problème, mais un·e travailleur·euse qui perd confiance dans sa capacité à faire quelque chose pour résoudre les problèmes auxquels il ou elle est confronté·e est un problème plus grave. Il est plus long et plus difficile d’amener les gens à faire les choses par elleux-mêmes, mais c’est la seule façon pour elleux d’acquérir la confiance nécessaire pour agir de manière indépendante.
Les occasions de déléguer
Chaque tâche qui doit être accomplie, y compris la détermination des tâches à accomplir, est une occasion de déléguer.
Au bon vieux temps, beaucoup de syndicats radicaux faisaient alterner la présidence de la réunion et la rédaction du procès-verbal. Si chacun·e doit apprendre les règles de procédure, tout le monde est sur un pied d’égalité. Des tâches telles que la réservation de la salle de réunion, la mise en place de l’espace de réunion en ligne ou l’envoi de l’e-mail d’annonce sont toutes des tâches intéressantes pour une personne qui commence à s’impliquer.
Coordonner la fabrication des panneaux pour un piquet de grève, coordonner les déplacements vers et depuis un événement sont autant de tâches à déléguer car elles amènent les gens à nouer des relations. La plupart des gens trouvent difficile de parler à des inconnu·es, mais cela devient plus facile avec le temps.
Les ateliers et les formations sont également un excellent moyen de répartir les tâches et de confier le travail à différentes personnes. Si beaucoup de personnes comptent sur la réalisation d’un projet, assurez-vous de prendre souvent des nouvelles et d’avoir un remplaçant pour intervenir si quelqu’un·e a un imprévu.
La prise de parole en public est toujours une bonne tâche à faire tourner ; assurez-vous que les gens aident à préparer le discours ensemble. Les réunions de pause-café ou de parking sont l’endroit où presque tous les grand·es syndicalistes ont appris à parler en public. Le fait de changer les personnes qui prennent la parole renforce l’esprit d’équipe et vous permet de vous donner des conseils.
Pourquoi les gens ne terminent pas leurs tâches, et que faire ?
En général, il n’y a qu’une poignée de raisons pour lesquelles les gens ne suivent pas leurs tâches.
Vous n’avez pas délégué correctement. Si vous appelez quelqu’un·e et essayez de lui confier quelque chose à la dernière minute, il ou elle n’aura pas le temps et vous en voudra probablement. Si vous donnez à une personne un délai très long pour faire quelque chose et ne revenez jamais la voir, elle va l’oublier et/ou se sentir abandonnée. On ne délègue pas parce que cela représente moins de travail pour soi ; on délègue parce que cela signifie que le travail est fait par plus de personnes. Il est raisonnable de faire le point avec les personnes à qui vous déléguez du travail toutes les semaines ou toutes les deux semaines.
La tâche n’était pas claire. En tant qu’organisateur/trice, il arrive que les gens ne comprennent pas ce que vous leur demandez et que la tâche ne soit pas aussi évidente qu’il n’y paraît au premier abord. Ils et elles ne veulent pas se disputer avec vous et se contentent d’accepter parce que c’est plus facile que de se sentir stupide en posant un tas de questions. Dans ce cas, le principal problème que vous devez résoudre est de leur faire sentir que vous vous souciez de ce qu’ils et elles pensent, puis vous pourrez revenir sur ce qui doit être fait.
Quelque chose est apparu. Les gens ont une vie, des enfants ou des personnes âgées à charge ; ils et elles ont peut-être un autre travail ou leur voiture est tombée en panne. Prenez de leurs nouvelles, demandez-leur comment ils et elles vont et réessayez. Il est beaucoup plus facile d’être patient·e avec les gens et d’élaborer une stratégie qui vous permette de l’être en n’imposant pas de délais inutiles pour le travail.
La personne n’y tenait pas autant que vous. C’est vous qui avez les grandes idées, c’est vous qui voulez changer le monde. Vous devez soit faire en sorte que les gens s’y intéressent autant que vous (ce qui est difficile et demande du temps et beaucoup de confiance), soit travailler sur ce qui intéresse les travailleur·euses (ce qui est beaucoup plus facile). Ce qui est révolutionnaire dans la classe ouvrière, ce n’est pas qu’ils et elles soient tou·tes des converti·es potentiel·les à votre cause ; ce qui est révolutionnaire en elleux, c’est qu’ils et elles ne peuvent améliorer leur vie dans ce monde qu’en travaillant ensemble en solidarité, ce qui crée un monde nouveau. Alors, que faites-vous quand une personne ne suit pas et qu’il n’y a personne pour reprendre le travail ? Attendez et écoutez. Soit les gens ne sont pas encore prêt·es, soit vous n’avez pas encore identifié le problème qui fera avancer l’organisation. Ne laissez jamais l’urgence que nous ressentons tou·tes face à la nécessité d’un monde meilleur vous empêcher de le réaliser.
La délégation permet de construire le type de syndicalisme que nous voulons
La principale question que les gens se posent à propos du syndicalisme fondé sur l’action directe est la suivante : comment peut-il s’étendre ? Ils/elles peuvent comprendre la nécessité du militantisme et ils/elles voient de nombreux exemples de petits groupes qui agissent et gagnent, mais les groupes plus importants, les grands syndicats militants, sont traités comme s’il existait une certaine magie. Ce n’est pas le cas. Quelques facteurs entrent en jeu dans les grandes organisations militantes, mais le plus important que vous pouvez contrôler est la culture qui veut que le travail soit effectué par la base. Cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’y a pas de rôles définis comme des secrétaires, des trésorièr·es, etc., mais cela signifie que l’accent doit être mis sur les travailleur·euses qui font le travail elleux-mêmes.
Il n’y a pas un seul poste dans le syndicat qui ne devrait pas être confié à un membre. Il s’agit d’une partie importante du contenu politique de notre type de syndicalisme : si les travailleur·euses veulent diriger le monde, ils et elles doivent commencer par diriger leurs propres syndicats.
*Nick Driedger est le directeur des relations de travail et de la syndicalisation de l’Alberta Union of Provincial Employees et contribue fréquemment à Organizing Work.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Organizing Work