Cet article fait partie d’une série « L’organisation basée sur les relations »
Il y a une erreur principale que les gens commettent lorsqu’iels commencent à s’organiser sur leur lieu de travail et qui est responsable de beaucoup d’échecs, de revers et de déceptions. C’est le fait qu’iels n’apprennent pas vraiment à connaître les gens avant d’essayer de mener une action directe avec elleux.
Si les gens ne se connaissent pas, comment peut-on s’attendre à ce qu’iels prennent des risques ensemble, surtout lorsque les abus de confiance peuvent mettre tout le monde en danger ? Certain·es collègues se dégonflent, celleux qui hésitent ne s’impliquent jamais vraiment, et celleux qui semblent les plus engagé·es se désengagent ou s’épuisent.
Bien sûr, il arrive que la vie vous envoie un camion de citrons sur la tête, que les circonstances vous obligent à vous organiser rapidement dans des circonstances qui ne sont pas idéales et que vous fassiez ce que vous pouvez avec vos collègues, que vous les connaissiez ou non. Mais cela devrait être l’exception plutôt que la règle.
Cet article explique pourquoi tant de personnes n’ont pas de relations avec leurs collègues, pourquoi il est si important de nouer des relations avant de s’attaquer aux griefs, et comment le faire.
La structure sociale du lieu de travail
En tant que travailleureuses, nous cloisonnons souvent notre vie professionnelle du reste de notre vie comme un mécanisme d’adaptation au stress professionnel ou pour maintenir un équilibre entre le travail et la vie privée. Mais en y regardant de plus près, on s’aperçoit que ce ne sont pas seulement nos penchants sociaux naturels qui nous séparent de nos collègues, mais des pressions sociales plus profondes.
Lorsque les humains passent beaucoup de temps les un·es avec les autres, il est naturel qu’iels se lient et construisent des relations, mais les lieux de travail sont souvent guindés ou antisociaux. Plutôt que de considérer l’isolement que nous ressentons au travail comme le résultat de notre propre défaillance sociale nous devrions y voir en réalité une partie du conditionnement du capitalisme. En effet, si nous ne faisons pas exactement ce que le patron nous dit de faire parce que nous avons commencé à parler avec nos collègues de ce qui est juste et injuste au travail, alors il a un problème sur les bras.
Les patrons régulent donc nos relations au travail de toutes sortes de façons, grandes et petites. Ils régulent notre manière de socialiser, d’être au travail, notamment en encourageant les gens à considérer le lieu de travail comme une « famille », en ayant des conversations en privé avec les travailleureuses qui soulèvent des griefs, en disant aux gens que ça ne peut pas être autrement, en faisant des préférences pour que les travailleureuses soient en compétition les un·es avec les autres et en récompensant le comportement pro-patronal, en leur disant que ce qu’iels pensent être un problème n’en est pas vraiment un, en ostracisant subtilement celleux qui ne suivent pas le programme, en soulignant que le patron est le travailleur le plus acharné de tou·tes et en déblatérant sur les mérites d’une attitude positive.
Pour pouvoir réfléchir de manière indépendante à notre travail et à ses avantages et inconvénients, nous devons nous demander pourquoi le patron dit certaines choses et pourquoi on nous décourage de poser certaines questions. Pour avoir une chance d’améliorer les choses au travail, nous devons être capables de parler avec celleux qui nous entourent au travail, qui sont dans des conditions similaires et qui pourraient arriver à des conclusions similaires sur ce qui doit changer. Les obstacles qui nous empêchent de faire connaissance avec nos collègues font partie de la structure sociale du lieu de travail, qui reflète les intérêts économiques des patrons et des propriétaires.
L’organisation n’est pas un « bouton à presser en cas d’urgence ».
C’est une erreur bien compréhensible que certain·es font. Un·e travailleureuse voit les conditions de son lieu de travail se détériorer et ses collègues en avoir assez, alors iel décide que c’est le moment de faire quelque chose, de s’opposer au patron et d’essayer de convaincre tou·tes les travailleureuses de prendre une mesure quelconque, comme une grève ou un vote syndical. Il s’agit d’une action courageuse et fondée sur des principes. Malheureusement, elle est rarement vouée au succès parce que l’organisation a commencé trop tard, comme si l’on essayait d’empêcher l’eau de s’écouler alors que le barrage est en train de se rompre. Mais la plupart des gens ne savent pas grand-chose des syndicats ou de l’organisation, ce n’est donc pas leur faute.
Même les gauchistes qui connaissent les syndicats et l’organisation et qui ont suivi des formations font trop souvent cette erreur. Iels attendent que les conditions de travail deviennent de plus en plus mauvaises pour que la « lumière de l’organisation » s’allume dans leur tête, et à ce moment-là, il est beaucoup plus difficile de vraiment construire les bases nécessaires pour agir à partir d’une position de force et de solidarité entre collègues.
La plupart des formations syndicales présentent le début de la syndicalisation comme l’identification des griefs autour desquels vous allez vous organiser, ou d’autres détails techniques comme la collecte d’informations de contact ou la cartographie sociale du lieu de travail. Ces éléments sont tous très importants, mais plus j’accumule d’expérience en matière de syndicalisation et en discutant avec d’autres personnes, plus je pense qu’ils devraient constituer l’étape 2 ou 3 plutôt que l’étape 1.
Les relations avec les gens rendent la vie meilleure
L’établissement de relations entre collègues n’est pas forcément onéreux, c’est une partie absolument essentielle du renforcement du pouvoir des travailleureuses, et c’est même devenu la partie la plus gratifiante de mon travail d’organisation.
Bien que cela puisse sembler évident, il convient de souligner à quel point nos vies sont meilleures lorsque nous pouvons établir des relations avec celleux qui nous entourent et nous soutenir mutuellement. Une telle sociabilité signifie que les gens veillent naturellement les un·es sur les autres, se soutiennent dans les moments difficiles et coopèrent mieux sur les projets de travail. Elle répond à un besoin général de connexion qui est totalement absent de nombreux lieux de travail, pourtant l’effort supplémentaire nécessaire pour surmonter les inhibitions du lieu de travail et établir ces connexions en vaut la peine. Le fait que les relations sur le lieu de travail soient précieuses en soi et précieuses pour l’organisation n’est pas une tension entre vos identités de « personne normale » et d' »organisateur », mais plutôt que ces choses sont intrinsèquement liées les unes aux autres parce que les humains sont naturellement sociaux et naturellement politiques.
Organiser des rencontres occasionnelles en tête-à-tête
Un de mes ami·es organisateurices est très doué pour nouer des relations avec ses collègues de travail. Il organise régulièrement et de manière décontractée des rencontres individuelles avec des collègues de travail, et la plupart du temps, lorsqu’il les rencontre, la conversation ne passe pas en mode « organisation » où l’on passe par les étapes d’une conversation d’organisation. En l’observant, lui et d’autres organisateurices, j’ai essayé de m’améliorer dans ce domaine.
Lorsqu’il est bien fait, ce type d’organisation basée sur les relations peut être très confortable et naturel, mais pour quelqu’un·e qui n’est pas habitué·e à ce type d’organisation, cela peut sembler forcé ou stressant au début. Si vous ne vous sentez pas à l’aise pour inviter quelqu’un·e à prendre un café au travail, prenez d’abord le temps d’apprendre à connaître les gens sur le lieu de travail, ce qui vous permettra de leur demander plus facilement de se rencontrer en dehors du travail (j’en dis plus dans cet article sur les moyens de nouer des relations avec les collègues en tant qu’étape intermédiaire avant de les inviter à un tête-à-tête).
Quand vous avez l’occasion de parler pour la première fois avec quelqu’un·e en dehors du travail, il n’y a évidemment aucun scénario pour faire connaissance avec les gens au cours d’une conversation informelle. Comme la principale chose que vous avez en commun avec un·e collègue est le fait que vous travaillez au même endroit, la conversation va probablement dévier naturellement vers le travail. J’ai quelques sujets et questions à proposer lorsque la conversation ne va pas de soi : « Que faisais tu dans la vie avant X ? » « Comment es tu entré·e dans ce secteur, cette entreprise ou cet emploi ? » « Quelle est la partie du travail que tu préfères ? » Si vous découvrez des intérêts communs sans rapport avec le travail, cela peut donner plus de profondeur à la relation. Si la conversation dévie naturellement sur les problèmes du lieu de travail, c’est très bien, mais lors d’une première rencontre informelle, j’essaie rarement d’approfondir ces problèmes en utilisant des techniques d’organisation syndicale.
S’agit-il de syndicalisation ou simplement d’être une personne normale ? Eh bien les deux, le point étant que pour être un·e bon·ne organisateurice, vous devez être capable de construire des relations avec les gens de manière organique, et si cela s’appelle être une « personne normale », ainsi soit-il.
Ce qui rend cette approche de l’organisation différente de celle d’une « personne normale », c’est que lorsque les griefs commencent à remonter et que les gens commencent à s’agiter, vous avez déjà une connexion avec les gens à partir de laquelle vous pouvez réfléchir collectivement à ce qu’il faut faire pour résoudre le problème. Plutôt que d’essayer d’élaborer un plan d’action avec des personnes auxquelles vous n’avez jamais parlé en dehors du travail, il est maintenant très facile de demander à quelqu’un·e de vous parler après le travail et il est plus facile pour vous de vous faire confiance. Il y a de fortes chances que vous ayez parlé avec des gens du travail en général et que vous ayez ainsi une sorte de compréhension commune, même si les conversations précédentes ne portaient pas explicitement sur les griefs ou l’organisation. Tous ces éléments font une grande différence lorsque vous essayez d’aborder un problème sur le lieu de travail pour la première (ou deuxième ou vingtième) fois.
« Dois-je être ami·e avec tou·tes mes collègues de travail ? »
Non, vous ne pouvez pas être ami·e avec tout le monde et ce n’est pas non plus le but. Le type de relation professionnelle que je cherche à établir avec les gens lors de ces tête-à-tête occasionnels est plus qu’une simple connaissance professionnelle, mais pas aussi intime qu’une « amitié » au sens propre du terme.
J’essaie de construire une relation dans laquelle nous connaissons certaines choses l’un·e de l’autre en dehors du travail, où nous pouvons vraiment nous entendre et parler sans être nécessairement proches, et où nous sommes capables de parler ouvertement des bonnes et des mauvaises choses qui arrivent au travail. La plupart des gens ont 2 ou 3 choses qui leur tiennent le plus à cœur dans leur vie, comme leurs enfants, un passe-temps intense ou une question politique, et le fait de savoir ce que sont ces choses pour les gens facilite l’établissement de relations avec elleux et permet une conversation facile mais significative qui accompagne une grande partie des moments intermédiaires que vous passez avec vos collègues au travail. Si vous et vos collègues pouvez parler librement et partager ce qui vous préoccupe, il est naturel pour l’un·e ou l’autre de soulever un problème sur le lieu de travail lorsqu’il se présente.
Bien sûr, il arrive parfois qu’en apprenant à connaître un collègue, on se lie d’amitié, ce qui est formidable. Avec un peu de chance, certain·es de vos collègues avec lesquel·les vous développez une relation s’intéressent également à l’organisation sur le lieu de travail, car il est crucial d’augmenter progressivement le nombre d’organisateurices sur votre lieu de travail afin d’avoir une présence durable et puissante qui peut changer l’équilibre du pouvoir entre les travailleureuses et les patrons. Mais essayer d’être ami·e avec tout le monde et essayer de transformer tout le monde en organisateurice engagé·e n’est pas ce qu’est l’organisation et je ne vise aucun de ces objectifs dès le début lorsque je fais connaissance avec mes collègues. Au contraire, le travail d’organisation consiste principalement à établir des relations avec les gens en tant que personnes et à être capable de se faire confiance, ce qui constitue les conditions préalables importantes dont découlent toutes les autres bonnes choses à faire en matière d’organisation.
« Aucun·e de mes collègues n’est radical·e »
C’est un constat frustrant pour beaucoup de gens, et c’est compréhensible. Cependant, l’organisation ne consiste pas seulement à trouver les personnes radicales et à faire des choses radicales avec elles. L’organisation consiste plutôt à établir des relations avec les gens, à déterminer ce que vous voulez que votre lieu de travail devienne (y compris les petits et grands changements) et à déterminer ce que vous pouvez faire pour y parvenir. Beaucoup, et parfois la plupart, des personnes « non radicales » découvriront qu’elles veulent améliorer les choses au travail lorsque vous en parlez avec elles, que vous les laissez tirer leurs propres conclusions sur les raisons des problèmes au travail et que vous leur donnez la possibilité d’améliorer les choses. Et c’est là que commence l’organisation, en découvrant ce que les gens veulent changer et comment le faire ensemble.
Les gens ont la possibilité de se radicaliser par l’organisation lorsque la dynamique du lieu de travail est clarifiée dans le contexte d’une lutte entre les travailleureuses et les patrons. Essayer de radicaliser les gens d’abord et de s’organiser ensuite est presque toujours voué à l’échec car ces processus doivent être liés.
Tout le monde ne se radicalise pas par le biais de l’organisation, mais ce n’est pas non plus la pire des choses. Certaines personnes se radicalisent par l’action, et même celles qui ne le font pas sont toujours prêtes à agir pour obtenir des revendications pour les travailleureuses, ce qui est matériellement plus radical que ce que certains radicaux auto-identifiés sont prêts à faire. Comme dans tout projet, on travaille avec ce que l’on a et on le développe.
En ce qui concerne l’établissement de relations avec vos collègues, cela signifie que vous ne devez pas vous contenter de trouver les collègues avec lesquel·les vous êtes politiquement d’accord et de prendre un café avec elleux, sans faire aucun effort pour établir des relations avec les personnes avec lesquelles vous n’êtes pas déjà d’accord. Cela vous conduira à vous isoler de la plupart de vos collègues. Construisez plutôt avec les collègues que vous avez, car c’est là que se trouve le potentiel d’organisation.
« Cela semble épuisant de faire des tête-à-tête avec tout le monde tout le temps ».
Oui et non. Mais je pense qu’il est plus durable, plus pratique et même plus efficace à long terme de suivre le rythme qui vous convient lorsque vous commencez à établir ce genre de relations avec vos collègues. Prendre un café avec un·e collègue différent·e tous les mois, tous les deux mois ou tous les trois mois permet de nouer de nombreuses mini-relations au fil du temps et n’engorge pas votre emploi du temps. Si vous êtes nouvelleau sur votre lieu de travail, il peut vous falloir plus de temps pour apprendre à connaître les gens et leur demander de vous rencontrer, mais il peut aussi être plus facile de demander à une autre personne nouvelle.
Bien sûr, lorsque l’agitation est forte et que les gens veulent agir pour résoudre un problème au travail, le temps que vous devez consacrer à cette démarche peut augmenter considérablement, mais si vous avez fait tout le travail d’établissement des relations à l’avance, la démarche sera plus facile, moins stressante et plus susceptible de réussir.
Conclusion
Un autre avantage majeur de cette approche de l’organisation est qu’elle n’oblige pas les nouvelleaux organisateurices à maîtriser d’emblée des procédures d’organisation techniques. De nombreuses personnes découvriront peut-être qu’elles établissent déjà des relations de ce type avec leurs collègues et seront ravies d’apprendre qu’elles posent une base importante pour l’organisation future. D’autres peuvent penser que cette approche ne semble pas si intimidante après tout.
L’idée que l’organisation est une question de relations peut sembler évidente, mais cela ne change rien au fait que beaucoup trop d’organisateurices négligent cet aspect dès le début. Une fois que vous avez construit une telle base sociale, il devient beaucoup plus facile de passer en mode organisation, comme par exemple en utilisant AEIOU dans des conversations d’organisation en tête-à-tête et en passant à l’action directe pour résoudre les problèmes sur le lieu de travail, lorsque la situation se présente.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Fire with Fire