Cet article fait partie d’une série « L’organisation basée sur les relations »
Tout le monde peut s’organiser, et l’organisation de chacun·e sera plus forte si on laisse tomber certaines images populaires de l’organisation qu’on aurait en tête. Cette image identifie souvent une personne comme étant distincte de la communauté à laquelle elle appartient, ce qui est déjà une erreur. Le prototype de l’organisateur·ice dans l’imagination des militant·es est une personne avec une personnalité charismatique, un·e orateur·ice puissant·e, débordant·e de confiance, capable d’actes de bravoure et d’intensité, qui passe tout son temps à poursuivre sa vision politique et que nous regardons tou·tes avec admiration. Si vous avez certains de ces traits de caractère, ils vous seront peut-être utiles. En même temps, je pense que les traits de caractère opposés sont tout aussi efficaces pour organiser si nous comprenons bien ce qu’est l’organisation.
L’organisation syndicale est souvent décrite, dans les médias populaires comme dans les documents de formation syndicale, comme étant très tape-à-l’œil. C’est parfois le cas, mais lorsque ce n’est pas le cas, les nouvelleaux organisateur·ices se sentent souvent désorienté·es ou bloqué·es en essayant de comprendre ce qu’ils et elles sont censé·es faire. Certaines parties de ce post sont vraiment basiques, mais en étant clair avec les choses simples et basiques, nous espérons pouvoir trouver de meilleures façons de parler aux nouvelleaux organisateur·ices de ce qu’est l’organisation.
J’espère montrer que les choses qui font qu’un·e organisateur·ice de lieu de travail est bon·ne sont des choses que tout le monde a déjà en soi, c’est-à-dire la capacité à établir des relations avec les autres. Bien sûr, c’est quelque chose que tout le monde peut améliorer et faire avec une certaine intention, mais la compétence la plus fondamentale et la plus importante de l’organisation est simplement de construire des relations avec celles et ceux qui vous entourent.
Dans mon propre développement en tant qu’organisateur et en discutant avec d’autres personnes, j’ai réalisé que le rôle des relations dans l’organisation est souvent différent de la façon dont on parle de ce rôle. Dans le billet d’introduction sur l’organisation basée sur les relations, j’ai critiqué la façon dont les relations sont si souvent instrumentalisées dans l’organisation, l’organisateur·ice utilisant les autres pour des objectifs politiques. Dans cet article ci, je souhaite discuter plus largement des nombreuses façons dont la construction de relations est le fondement d’une organisation forte.
Une guerre ordinaire
L’efficacité des stratégies et des tactiques varie considérablement en fonction des conditions locales et des structures institutionnelles. À gauche, les stratégies et tactiques les plus intenses et les plus extrêmes sont souvent celles qui reçoivent le plus de temps d’antenne, et dans certaines situations, ces méthodes intenses et extrêmes sont les plus appropriées. Si un oléoduc a été approuvé par des politiciens utilisant des procédures antidémocratiques et que le seul espoir de l’arrêter est une perturbation qui augmente le coût de la construction et de l’exploitation de l’oléoduc au-delà de ce que les politiciens et les investisseurs peuvent supporter, alors les tactiques extrêmes peuvent parfois faire l’affaire.
Les infrastructures et les investissements liés à la construction de pipelines sont particulièrement vulnérables aux actes extrêmes commis par un petit nombre d’individu·es. Comme la construction d’un pipeline se fait sur des tracés très spécifiques qui ne peuvent pas être facilement modifiés, le capital sous forme de pipeline est immobile et vulnérable aux perturbations le long de ces tracés. Les activistes anti-pipeline s’enchaîneront à des machines lourdes, établiront des campements le long des sites de construction ou saboteront même les équipements de construction. Bien sûr, ces tactiques ne sont pas exécutées dans le vide mais sont liées à des réseaux d’organisation et de mobilisation beaucoup plus larges. Mais les tactiques extrêmes sont souvent les actions qui ont le pouvoir d’arrêter directement le pipeline.
En revanche, dans la plupart des organisations sur le lieu de travail, le système n’est pas vulnérable face à quelques individus qui posent des gestes extrêmes. Les quelques individus qui commettent des actes de perturbation extrême sont facilement licenciés et le système continue comme si de rien n’était. Ou si quelques individu·es réussissent à perturber ou à prendre le contrôle des structures clés du lieu de travail, le capital est souvent facilement redirigé vers des points de vente adjacents ou des concurrents du secteur, ce qui réduit l’efficacité de ces actions extrêmes.
Dans l’organisation du lieu de travail, le contrôle de l’atelier, du lieu de travail en soi, est crucial et n’est généralement possible que lorsque la majorité des travailleur·euses sont d’accord sur un problème et un plan d’action. Il n’est pas nécessaire que tou·tes les travailleur·euses aient les mêmes convictions, qu’ils et elles adhèrent au même syndicat ou à la même organisation politique, ou qu’ils et elles s’abonnent au même bulletin ou journal. Mais la majorité des travailleur·euses d’un bureau, d’un département, d’un bâtiment ou d’une entreprise doivent convenir que X est un problème et que Y est la solution. La logique du pouvoir sur le lieu de travail est liée au fait que les patrons dépendent du travail de leurs employé·es et qu’ils ne peuvent pas se débarrasser d’une majorité de travailleur·euses sans sacrifier leur propre objectif de production économique et de profit. En bref, ils ne peuvent pas licencier tout le monde.
Plutôt que d’essayer de convaincre la majorité des travailleur·euses d’un lieu de travail qu’iels doivent chacun·e, en tant qu’individu·es, adopter des positions et soutenir des actions considérées comme extrêmes par rapport à la norme, il est généralement beaucoup plus efficace de modifier ce qui est considéré comme normal en soi. Faire grève peut sembler être une action extrême lorsque la norme établie veut que les travailleur·euses obéissent à l’autorité de leur patron. Mais faire grève peut aussi être considéré comme une action significative et tout à fait normale lorsque les normes sont redéfinies.
La manière la plus puissante dont les normes sont définies et redéfinies est à travers toutes les relations en tête-à-tête qui, ensemble, constituent la structure communautaire du lieu de travail : la norme. Les relations déterminent la texture sociale d’un lieu de travail, son caractère doux ou épineux, ainsi que la dimension politique, l’orientation des pressions et des tensions. Les patrons et les organisateur·ices se disputent l’influence de ces relations.
En somme, à travers nos relations nous définissons une « normalité » : une norme sociale, ainsi qu’une norme d’interprétation des évènements. [NDT]
Les patrons cherchent à dépolitiser le travail
Dans mon billet d’introduction à l’organisation basée sur les relations, je note comment nous sommes souvent conditionné·es à penser à nos relations avec les autres en les étiquetant clairement et exclusivement comme « politiques » ou « sociales ». Dans ce contexte, par « politique », j’entends la politique du lieu de travail, comme ce que les gens pensent des conditions de travail, la dynamique du pouvoir entre les travailleur·euses et les patrons, etc. Par « social », j’entends les relations non politiques que les gens entretiennent entre elleux, comme le fait d’avoir des intérêts similaires, d’avoir le même sens de l’humour, etc. Il y a de nombreuses raisons pour lesquelles nous séparons nos relations politiques et sociales sur le lieu de travail, par exemple pour maintenir des frontières entre la vie personnelle et la vie professionnelle, pour éviter les conflits liés à des désaccords politiques, et simplement pour simplifier la façon dont nous entrons en relation avec les gens dans un univers social autrement écrasant.
Cependant, les patrons tenteront de façonner les dimensions politiques et sociales de nos relations sur le lieu de travail en leur faveur et de garder le contrôle. L’une des principales façons d’y parvenir est de dépolitiser le lieu de travail. Chaque aspect du travail est présenté par le patron comme une sorte de nécessité économique ou d’impératif logique plutôt que comme une décision politique. Si un groupe de travailleur·euses gagne moins d’argent ou doit faire deux fois plus de travail alors qu’un autre groupe gagne plus d’argent et bénéficie de toutes sortes d’avantages et de privilèges, le patron défendra ces décisions comme étant nécessaires et tentera de masquer toutes les inégalités et l’injustice qui imprègnent le lieu de travail capitaliste. Il est rare que le patron tente de justifier ouvertement et explicitement l’inégalité et l’injustice en disant que les travailleur·euses pauvres méritent de gagner moins d’argent et que le favoritisme est utilisé pour monter les travailleur·euses les un·es contre les autres. Des raisons plus techniques sont invoquées, telles que les exigences budgétaires, et des appels à des idées soi-disant politiquement neutres comme la méritocratie, par exemple unetelle ou untel reçoit des avantages spéciaux parce qu’il ou elle travaille « dur ».
Les problèmes au travail peuvent sembler manifestement injustes pour certains, mais pas pour d’autres. En effet, le contrôle exercé par le patron sur l’embauche, la discipline et le licenciement, la définition de la politique du lieu de travail et le déroulement quotidien des opérations lui donne un avantage considérable pour cajoler, persuader, rationaliser et faire pression sur les travailleur·euses pour qu’ils et elles voient les choses à sa façon. Les relations entre les travailleur·euses et les patrons sont sous-tendues par une dynamique de pouvoir très inégale.
L’influence politique des patrons sur leur lieu de travail est donc constante et relativement universelle. Mais la manière dont les patrons sont socialement liés au lieu de travail est, elle, très variable. Certains patrons essaient de se faire bien voir et d’être amicaux avec tout le monde, tandis que d’autres patrons adoptent un comportement plus détaché, voire agressif. Mais quelle que soit la stratégie sociale utilisée par le patron, elle s’inscrit dans le contexte de la structure politique du lieu de travail.
En somme, la politique managériale de domination est partout la même. L’idée politique est bien de diriger et de justifier les inégalités d’une quelconque manière. Par contre, la manière dont le management va se socialiser à ses subalternes va être variable. Dans tous les cas la socialisation va être utilisée par le management pour le but politique de direction et de justification des inégalités. [NDT]
Comment les organisateur·ices se situent par rapport au politique et au social
La clé pour changer l’équilibre du pouvoir sur le lieu de travail est de le re-politiser. À un niveau abstrait, cela revient à clarifier les divisions de classe au travail, entre ceux qui donnent des ordres et celleux qui en reçoivent, entre celleux qui font le travail qui produit le profit et ceux qui s’emparent de ce profit, entre ceux qui ont de bonnes conditions de travail et celleux qui en ont de mauvaises.
Le plus souvent, cependant, l’énonciation de principes abstraits à des collègues de travail n’aura pas l’effet escompté, car il existe un fossé entre les principes abstraits et les expériences concrètes des travailleur·euses. Afin de politiser le lieu de travail, nous serons plus efficaces si nous trouvons des moyens de parler de ce qui se passe spécifiquement au travail et de l’effet concret que cela a sur vous et vos collègues.
Il existe de nombreuses façons de le faire. Plus directement, vous pouvez interroger les gens sur les problèmes du lieu de travail, comme décrit dans la partie « agitation » des conversations d’organisation en tête à tête. Mais souvent, des méthodes moins directes peuvent être tout aussi efficaces.
L’un de mes amis organisateurs a cette façon de faire, par des commentaires désinvoltes, d’une manière factuelle, qui font que la politisation du lieu de travail semble tout à fait normale, naturelle. Si on lui demande, ainsi qu’à ses collègues, d’accomplir une tâche superficielle ou insignifiante, il dira à ses collègues : « Je ne ferai pas ça ». Le ton de sa voix n’est pas provocateur ou indigné, mais utilise une intonation plus associée à des phrases comme « passe-moi le sel ». Ou si le patron dit quelque chose de manipulateur ou de minimisant, il dira plus tard « c’était nul » de la même manière que vous dites « beau temps aujourd’hui ».
Il ne dit pas à quelqu’un comment il doit se sentir, il n’utilise pas un ton de voix qui vous met la pression pour être d’accord avec lui, il ne récite pas l’histoire de sa vie. Il n’en fait pas tout un plat d’une manière qui l’exposerait plus facilement aux indiscrétions. De la manière la plus concise et la plus accessible possible, il redéfinit la politique comme un élément normal sur le lieu de travail, de façon à miner la capacité du patron à dépolitiser le travail.
Cet ami organisateur n’est pas un loup solitaire mais un leader social, quelqu’un de respecté sur le lieu de travail pour le travail qu’il accomplit et pour le soutien qu’il apporte à ses collègues. Ainsi, lorsqu’il fait ces petits commentaires sur la politique au travail, ceux-ci sont entendus par ses collègues qui ensuite intègrent elleux-mêmes cette politisation de l’ordinaire et la reproduise dans leur discours et leur comportement. Une culture se construit autour de la remise en question du patron.
Que vous utilisiez des méthodes plus directes pour demander à vos collègues ce qu’ils et elles pensent de leur travail, ou des méthodes plus indirectes pour développer subtilement une sous-culture de politisation pro-travailleur·euse, ce ne sont que des moyens différents de développer le côté politique de vos relations avec vos collègues.
Chaque relation est différente
Dans le cadre de la culture de l’attention et du questionnement que vous construisez sur le lieu de travail, chaque relation réelle avec chaque collègue sera différente. L’important est d’essayer d’apporter votre authenticité à la relation et de permettre à l’autre personne de faire de même, et de construire la relation sur la base des éléments qui vous relient. Parfois, la connexion vient des similitudes, comme le fait d’avoir des intérêts communs. Parfois, le lien vient de la différence, comme le fait qu’une personne soit douée pour une chose pour laquelle l’autre a besoin d’aide, ou que des traits de personnalité différents se complètent très bien.
De même, chaque relation n’inclut pas toutes les parties de chaque personne, et il y aura beaucoup de choses sur lesquelles deux personnes ne s’entendent pas, et c’est normal. Construire des relations ne signifie pas se connecter à toutes les parties d’une autre personne, mais trouver les parties où la connexion est possible et les explorer ensemble.
Certain·es collègues, une fois qu’iels auront réalisé que c’est une chose acceptable, normale et même encouragée, voudront parler de la dynamique et de l’organisation du lieu de travail tout le temps. D’autres ne voudront pas en parler du tout. L’objectif n’est pas de transformer tou·tes vos collègues en agitateur·ices syndicaux·ales enragé·es, mais il ne s’agit pas non plus de se désengager complètement de la politique dès qu’un·e collègue change de sujet. L’établissement de relations est une navigation et une négociation constantes, chaque personne apportant différentes parties d’elle-même et révélant différentes facettes d’elle-même à différents moments, explorant ensemble les types de connexion qui répondent à leurs besoins mutuels. De plus, l’organisation a un pouvoir transformateur, lorsque l’une ou les deux parties d’une relation découvrent et créent de nouvelles parties d’elles-mêmes en explorant de nouvelles façons de considérer leurs conditions de travail et les personnes qui les entourent.
Certaines de mes relations avec mes collègues sont naturellement plus politiques, d’autres moins. Pour donner des chiffres bruts, certaines peuvent aller jusqu’à 70 % de politique et 30 % de social, tandis que d’autres se situent à 5 % de politique et 95 % de social. Tant que la relation est fondée sur ce que vous apportez tou·tes les deux et que vous trouvez un équilibre, vous êtes un bon organisateur (et vous établissez probablement des relations saines en général). Au fil du temps, à mesure que vous faites évoluer la culture générale du travail et que vous normalisez sa politisation, vous verrez que les relations que vous entretenez peuvent devenir plus politiques, car les gens commencent à se sentir libres de discuter de ces questions.
Ce n’est pas seulement le côté politique de la relation qui compte ici. Le social alimente le politique. Il n’est pas nécessaire que chaque collègue de travail soit votre meilleur·e ami·e, mais si vous faites l’effort d’établir des liens avec les gens de diverses manières, la connexion politique n’en sera que plus facile. Le respect et l’attention mutuels sur les questions sociales et professionnelles rendront toute solidarité politique plus solide. Et de même, le politique se répercute sur le social. Lorsque vous vous organisez pour ne pas être contraint de faire des heures supplémentaires le week-end, il s’agit d’un objectif politique, mais le bénéfice d’une telle victoire est ressenti en termes non politiques, comme le fait de pouvoir passer plus de temps avec sa famille et ses ami·es. L’organisation est plus forte lorsque les gens se traitent et se relient les un·es aux autres comme des ensembles interconnectés et non comme des parties disparates.
Tout comme l’équilibre entre le politique et le social variera avec chaque collègue, il en sera de même pour votre proximité avec chaque collègue. Si un·e collègue travaille dans un service totalement différent, a une personnalité différente et des intérêts différents, il ne sert à rien d’essayer de le forcer à être proche de vous. Mais même pour celles et ceux dont vous n’êtes pas proche et dont vous ne serez jamais proche, il est important de faire de petits efforts ici et là pour apprendre à mieux les connaître, à les écouter, à leur témoigner votre appréciation et votre respect pour ce qu’ils et elles apportent au lieu de travail. Il s’agit là d’un niveau de base minimum de relation qu’il vaut la peine d’essayer d’établir avec vos collègues de travail, en laissant chaque relation trouver un équilibre qui lui semble naturel. De plus, le simple fait de passer des heures par jour, année après année, avec la même personne sur son lieu de travail peut parfois créer une proximité naturelle, même avec des collègues les plus différents, et ceci plus que vous ne le pensez.
Souvent, votre organisation s’orientera davantage vers celles et ceux qui aiment explorer plus profondément le côté politique des relations sur le lieu de travail. C’est normal, mais votre force en tant que travailleur·euses capables de mener une action collective repose sur les liens que tou·tes les collègues entretiennent entre elles et eux. Même le collègue le moins politisé, lorsque le lieu de travail se polarise autour d’un problème que personne ne peut ignorer, aura envie de s’intéresser à la politique du lieu de travail d’une manière ou d’une autre. Le fait d’être en relation avec vos collègues, même les plus apolitiques, les aidera à se sentir à l’aise pour naviguer dans la politique du lieu de travail dans les moments décisifs où ils deviennent inévitables. Le fait que les personnes par ailleurs apolitiques au travail acceptent de voir un problème d’une certaine manière et de soutenir son changement peut souvent faire la différence entre une action réussie et une action ratée.
Si vous vous retrouvez à devoir forcer la politique dans une relation de travail, vous feriez mieux de vous retirer et de trouver d’autres moyens de vous rapprocher. L’organisation consiste rarement à imposer quoi que ce soit à vos collègues, et c’est plutôt le capitalisme qui, le plus souvent, fait ce forcing. Quand le capitalisme rend les choses vraiment difficiles à vivre, même les collègues les plus apolitiques commenceront à chercher des moyens de se lier aux choses qui les entourent et qui les affectent.
Une façon de résumer tout cela est de reprendre la phrase « Soyez vous-même ». En tant qu’organisateur·ice, cela signifie que votre rôle n’est pas de forcer quoi que ce soit, mais simplement d’apporter toutes les parties de vous-même, sociales et politiques et tout ce qui se trouve entre les deux et au-delà. Nous devons, en tant qu’organisateur·ice, aller à l’encontre de l’idée du patron selon laquelle le politique n’a pas sa place sur le lieu de travail et lui redonner sa légitimité. Nous devons rendre possible l’expression de cette pensée politique, mais pas en l’imposant à nos collègues. En effet, en tant qu’organisateur·ices, notre travail consiste plutôt à créer un espace pour que chacun·e puisse être soi-même, ce qui inclut naturellement l’expression de ce qu’iel ressent à l’égard du travail, de ce qu’iel pense que le travail devrait être, et de ce qu’iel pense être la manière de le rendre plus vivable.
N’entrez pas dans le jeu des reproches du patron
Le travail sous le capitalisme est plein de désagréments, de facteurs de stress et d’irrationalité. Nombre de ces éléments profitent directement ou indirectement au contrôle du patron sur le lieu de travail. En dépolitisant le lieu de travail, le patron trouvera des moyens de rationaliser les problèmes et de détourner les reproches ou les responsabilités.
La façon la plus toxique de le faire est de retourner la colère et la frustration des travailleur·euses les un·es contre les autres. Une de mes ami·es organisateur·ices chevronné·es insiste pour que la frustration retombe sur le patron et refuse de la déverser sur les collègues. Il ne s’agit pas de dire que les collègues sont parfaits, mais simplement de reconnaître que la structure du lieu de travail, où l’autorité formelle est monopolisée par le patron, est la cause profonde de la grande majorité des problèmes sur le lieu de travail, surtout ceux qui semblent à première vue être des problèmes entre collègues.
Plutôt que de reprocher à un collègue d’être mauvais dans son travail, mon amie organisatrice demandera toujours si cette personne a reçu la formation, l’équipement ou le soutien en personnel nécessaires pour bien faire son travail. N’est-ce pas le travail du patron de s’assurer que les travailleur·euses peuvent faire leur travail comme iels sont censé·es le faire ? Plutôt que de blâmer les client·es ou la météo pour avoir continuellement gâché les choses au travail, pourquoi le patron n’a-t-il pas réglé le problème dès la première fois ?
Cela peut sembler simple, mais lorsque j’écoute cette amie parler de son organisation et que je l’entends appliquer ce cadre à d’innombrables situations d’une manière que je n’avais pas envisagée auparavant, ma vision du lieu de travail s’en trouve totalement modifiée.
Les ragots sur le lieu de travail peuvent être particulièrement dangereux lorsqu’ils dégénèrent en tensions factionnelles entre travailleur·euses. En tant qu’organisateur·ice, vous serez bien plus à même de nouer des relations et de favoriser la communauté avec une majorité de collègues si vous parvenez à détourner l’attention négative des collègues qui chuchotent et se chamaillent et à trouver des moyens de la diriger vers le haut. Renvoyez toujours la responsabilité des problèmes au patron.
L’établissement de relations dans la pratique
Sur les lieux de travail où les patrons ont fermement établi en leur faveur les normes de la conversation informelle, il peut être difficile de « rester soi-même » et d’exprimer ouvertement son côté plus politique. Il se peut que les collègues soient anxieu·sex lorsqu’iels parlent des conditions de travail, car iels savent qu’iels risquent d’être jugé·es comme faibles ou même dénoncé·es. Peut-être que certain·es collègues rationalisent les mauvaises conditions de travail comme une forme de survie mentale et que le fait d’introduire des critiques sur ces conditions de travail les obligera à affronter des vérités et des émotions inconfortables sur la façon dont iels sont traité·es et sur ce qu’iels font toute la journée au travail.
Ça craint de ne pas pouvoir être soi-même, de ne pas pouvoir être ouvert·e et dire ce que l’on pense et ressent au travail. C’est la réalité du capitalisme pour, littéralement, des milliards de personnes sur la planète. Ainsi, sur les lieux de travail où il peut être dangereux de s’exprimer, vous devrez souvent trouver un équilibre entre votre besoin de sécurité et votre besoin d’expression personnelle. En tant qu’organisateur·ice, vous devrez trouver des moyens créatifs et rechercher de petites opportunités pour ouvrir un espace d’expression politique pour vous et les autres.
Il y a des millions de façons de procéder. Pour les personnes qui ne connaissent pas l’organisation sur le lieu de travail, la question de savoir où et comment commencer est souvent la partie la plus confuse et la plus difficile de l’organisation, surtout lorsque votre lieu de travail semble apolitique et que vos collègues ne veulent apparemment jamais parler des questions qui affectent leur travail. Les nouvelleaux organisateur·ices avec lesquels je discute restent souvent bloqué·es en essayant d’appliquer leur image de ce à quoi est censé ressembler le syndicalisme à un lieu de travail qui n’y ressemble pas du tout.
Pour vous permettre de visualiser et d’appliquer certaines idées à votre propre lieu de travail, j’ai élaboré ci-dessous une progression schématique et détaillée de la manière dont ce type de changement dans la culture du lieu de travail pourrait se produire sur une période de plusieurs mois ou années. Si votre lieu de travail est particulièrement guindé, il est préférable de commencer par l’étape 1. Ou peut-être que votre lieu de travail n’est pas si mauvais et que penser à une étape ultérieure semble plus pertinent et pratique pour votre lieu de travail.
Étape 1 : Apprenez à connaître votre travail et vos collègues. Si vous n’êtes pas respecté·e pour le travail que vous faites et que les gens n’ont pas l’impression de vous connaître, vous ne pourrez jamais contester l’influence du patron. Dans un de mes emplois, il m’a fallu environ 6 mois avant que je puisse faire mon travail et que les gens aient un minimum de respect pour moi en tant que collègue. Dans un emploi qui éliminait les nouvelleaux venu·es par des méthodes d’éviction, mes collègues ne voulaient naturellement pas investir beaucoup de temps pour apprendre à me connaître s’iels n’étaient pas sûrs que je serais encore là dans un jour ou une semaine. Ainsi, la condition préalable à l’organisation dans la plupart des lieux de travail est d’apprendre à faire le travail et à connaître les personnes avec lesquelles vous travaillez.
Étape 2 : Faire en sorte que la socialisation et le soutien mutuel sur le lieu de travail soient normaux. La façon la plus courante de démarrer une conversation sur son lieu de travail c’est probablement « Comment ça va ? » ou une de ses variantes. Dans les lieux de travail particulièrement asociaux, les gens peuvent se contenter de répondre « bien » et s’en aller. Pour essayer d’instaurer une atmosphère plus sociale au travail, lorsque les gens vous demandent comment vous allez, vous pouvez parler plus longuement et plus personnellement de ce qui se passe. Vous pouvez essayer de poser des questions plus spécifiques et faire des suivis d’infos lorsque vous en avez.
Alors que les patrons essaient souvent d’axer la culture du lieu de travail sur la productivité, le travail acharné et le fait que chacun·e s’occupe de ses propres affaires, un petit moyen très efficace d’établir des relations consiste à offrir et à soutenir les collègues lorsque des problèmes surviennent. Si la voiture d’un·e collègue tombe en panne, vous pouvez lui proposer de l’emmener au travail jusqu’à ce que sa voiture soit réparée. Dans les lieux de travail où les nouvelleaux employé·es sont soumi·es à la politique du « marche ou crève », iels seront souvent incroyablement intéressé·es et reconnaissant·es pour tout soutien et toute connexion que vous pouvez leur offrir. Les petites choses de ce genre s’additionnent et les gens le remarquent.
Un des lieux de travail où je me suis organisé était extrêmement asocial à mon arrivée. Mais en partie grâce à mes efforts et à ceux des autres, le travail fastidieux de construction d’une culture d’entreprise plus sociale et plus solidaire a rendu l’organisation beaucoup plus facile. Le fait de pouvoir parler de manière amicale de sujets non politiques permet de graisser les rouages pour pouvoir parler de sujets politiques.
Étape 3 : Introduire la politique du lieu de travail dans une conversation informelle et sans enjeu. Comme indiqué plus haut, vous aurez plus de succès si, dans un premier temps, vous limitez la politique à vos conditions de travail. Vous pourriez dire que vous n’aimez pas qu’unetelle ou untel, qui est ami·e avec le patron, arrive en retard au travail tous les jours, mais que lorsque vous ou un autre collègue êtes en retard, vous vous faites réprimander. Ou peut-être qu’une nouvelle formation sur la lutte contre le racisme semble être une façon intéressée pour une entreprise très blanche de répondre aux critiques du secteur concernant les pratiques discriminatoires en matière d’embauche.
Si vous abordez ces sujets avec quelqu’un·e pour la première fois, n’insistez pas et ne mettez pas la pression pour qu’iel soit d’accord ou réponde d’une certaine manière. Vous devez montrer l’exemple en exprimant vos sentiments sur les conditions de travail de manière non conflictuelle. Dans le meilleur des cas, cela donne aux collègues la possibilité de s’exprimer ouvertement sans crainte d’être jugé·es.
Vous pouvez commencer à demander à vos collègues ce qu’iels pensent de telle ou telle chose au travail. Si ce type de conversation est encore un peu tabou sur votre lieu de travail, restez aussi discret·e que possible au début et choisissez de manière stratégique à qui vous parlez ou non de ces sujets. Mais il faut bien finir par vaincre la peur de parler ouvertement de ces choses, et le faire lentement peut être un moyen sûr d’initier vos collègues à une autre façon d’aborder le travail.
Essayez de ne pas être surpris·e ou déçu·e si certaines personnes réagissent d’abord de manière à défendre ou à justifier le statu quo. C’est la façon dont les gens réagissent naturellement après avoir passé des années dans un lieu de travail où ces choses sont normalisées. Plutôt que de les critiquer ou de leur dire qu’iels ont tort, vous pouvez trouver des moyens respectueux et discrets d’introduire d’autres façons d’aborder les problèmes du lieu de travail. « Vous êtes sûr qu’il faut que ce soit comme ça ? Mon ami·e dans une autre entreprise m’a dit qu’iels font les choses autrement. » « Eh bien, tout ce que je sais, c’est que cette partie du travail me stresse. » Au fil du temps, ces éléments peuvent commencer à s’imposer aux gens.
Étape 4 : Organisez des conversations explicites sur les griefs. Si les gens commencent à être plus ouvert·es à l’idée de parler de leurs conditions de travail, en tant qu’organisateur·ice, vous pouvez faire en sorte que cela se développe. Vous pouvez trouver des moyens d’organiser des conversations, souvent en dehors du travail, en utilisant le cadre de Agiter – Eduquer – Immuniser – Organiser – Unir/Pousser (AEIOU). Plutôt que de concentrer toute votre énergie et votre attention sur le problème du lieu de travail, rappelez-vous que la partie la plus importante de chaque étape de l’organisation est de continuer à construire des relations de confiance, d’attention et de solidarité avec vos collègues. Que vous passiez par toutes les étapes de l’AEIOU en une séance est, à long terme, beaucoup moins important que de savoir si vous sentez que votre relation avec votre collègue se renforce. Le pouvoir des travailleur·euses et les actions directes sont enracinés dans des relations solides, donc si vous entretenez ces dernières, les premières viendront beaucoup plus naturellement.
Si vous devez passer par toutes ces étapes d’organisation tout·e seul·e, cela peut être très laborieux. Cependant, au fur et à mesure que vous franchissez ces étapes, vous trouverez probablement d’autres personnes qui souhaitent également améliorer les choses au travail, et elles partageront la charge avec vous, multiplieront vos capacités et vous feront sentir moins isolé·e. Il se peut qu’un·e seul·e collègue sur cent s’intéresse à cette question avec vous au début, et même dans ce cas, il faudra peut-être un certain temps pour que cette personne s’y intéresse vraiment, mais cette première personne est la plus importante à trouver. Gardez à l’esprit de donner du temps et de l’attention aux relations avec vos collègues, l’un·e d’elleux pourrait finir par devenir votre compagnon·ne d’organisation.
Bien sûr, avoir des conversations plus approfondies avec un·e seul·e autre collègue n’est pas l’objectif final, car deux personnes seules ont une influence limitée sur la politique du lieu de travail et les changements plus importants. L’un des objectifs de l’AEIOU est de s’ouvrir à d’autres collègues, de parler de l’initiation de conversations avec d’autres personnes sur un problème potentiel.
Pour plus d’infos sur les outils IWW et la méthode AEIOU participez à l’une de nos formations
Étape 5 : Réunions de groupe axées sur le traitement d’un grief sur le lieu de travail. Convoquer tou·tes les travailleur·euses d’un lieu de travail à une réunion comme première étape de l’organisation est souvent une grave erreur, car cela rend tout le monde vulnérable à la délation et tente de jongler avec trop de nouvelles dynamiques à la fois. Mais en ayant des conversations en tête-à-tête avec les gens, vous pouvez commencer à affiner les questions qui les agitent, la dynamique sociale, y compris qui est sûr et qui n’est pas sûr pour parler de ces questions, et commencer à avoir une idée des types d’actions directes auxquelles les personnes pourraient être ouvertes.
À partir de là, l’étape suivante consiste souvent à organiser des réunions regroupant quelques personnes qui sont toutes motivées pour discuter et agir sur un problème lié au lieu de travail. Il peut y avoir une série de réunions dont le nombre augmente au fur et à mesure que de nouvelles personnes sont invitées. Toutes les réunions ou séries de réunions de ce type ne débouchent pas nécessairement sur une action directe, ce qui n’est pas grave. Il peut être décevant d’arriver aussi loin et de ne pas avoir le sentiment d’avoir la coordination ou la force nécessaire pour mener à bien une action suffisamment forte pour imposer le changement que vous recherchez. Les nouvelleaux organisateur·ices font souvent une telle fixation sur l’action qu’iels imposent des confrontations avec les patrons avant que les personnes ne soient prêtes ou lorsque les conditions sont contre vous. Il est bien plus important d’avoir une compréhension claire de l’équilibre des forces sur le lieu de travail et de savoir quand appuyer sur l’accélérateur ou sur le frein que de toujours foncer tête baissée dans les combats.
Le simple fait que les travailleur·euses puissent se réunir en groupe pour discuter ensemble des conditions de travail est un énorme pas en avant pour développer la confiance et une compréhension partagée de la dynamique du lieu de travail. Comme à chaque étape de l’organisation, les relations construites et entretenues dans ces espaces sont souvent aussi importantes, voire plus, pour l’organisation à long terme que le fait qu’une réunion spécifique débouche sur une action spécifique. Normaliser les pratiques selon lesquelles les collègues de travail se parlent et se rencontrent.
Etape 6 : Entreprenez une action collective avec vos collègues pour résoudre un problème sur le lieu de travail. La planification et l’exécution des actions constituent un sujet à part entière. Assurez-vous simplement que les personnes se sentent bien dans l’action avant qu’elle n’ait lieu et qu’elles aient le sentiment d’être dans le même bateau. Parlez-en après coup et veillez toujours à entretenir la relation.
Étape 7 : Créez des structures d’organisation plus formelles sur le lieu de travail qui peuvent maintenir votre organisation. Cela peut se faire beaucoup plus tôt dans le processus, mais il est important de créer des formes plus durables de connexion avec les autres organisateur·ices. Il peut s’agir d’un comité d’organisation sur le lieu de travail qui se réunit tous les mois, d’une organisation d’organisateur·ices d’un secteur d’activité qui se mettent d’accord sur des objectifs et des stratégies communes, ou de tout autre comité ou structure qui maintient ce que vous et vos collègues organisateur·ices voulez accomplir.
Dans la plupart des pratiques d’organisation, je pense que l’on accorde un rôle trop important aux éléments formels, de telle sorte que les relations informelles sont dévaluées. Par exemple, si un groupe d’organisateur·ices ne se préoccupe que de savoir qui se présente aux réunions et accomplit ses tâches et ne fait pas d’effort réel pour maintenir l’attention, la confiance et la solidarité qui soutiennent les relations, alors les structures formelles peuvent être un obstacle au pouvoir des travailleur·euses plutôt que de le renforcer. Dans le cadre d’un modèle d’organisation basé sur les relations, les organisateur·ices doivent veiller à ne jamais laisser les structures formelles se substituer au pouvoir des relations, et l’objectif de l’organisation formelle doit toujours être de soutenir les relations entre les co-organisateur·ices et les collègues.
L’organisation, rapide et lente
En vous organisant progressivement de cette manière, il se peut que vous arriviez finalement à l’étape de l’action après de nombreux départs et arrêts, après plus de deux détours, après que le turn-over du personnel vous ait obligé à revenir en arrière et à répéter certaines étapes. Contrairement aux récits simplifiés sur l’organisation enseignés dans les livres et les formations, c’est une façon tout à fait normale pour l’organisation de se développer. Voici à quoi ont ressemblé mes deux premières années d’organisation sur un lieu de travail initialement caractérisé par des hiérarchies rigides au sein du personnel, un turn over élevé, une atmosphère de travail antisociale et l’absence de volonté de remettre ouvertement en question les conditions de travail ou les superviseurs. Une phrase qui m’a aidé à comprendre les différents rythmes d’organisation est l’idée que « l’organisation se fait à la vitesse des relations », ce qui peut varier considérablement en fonction de la culture de chaque lieu de travail.
J’avais de solides relations politiques et sociales avec d’autres organisateur·ices de mon secteur qui travaillaient sur d’autres lieux de travail, ce qui m’a donné la confiance, la motivation et le soutien nécessaires pour continuer même lorsque les choses semblaient désespérées. Les relations que j’ai nouées avec mes collègues immédiats en cours de route sont finalement ce qui a fait que tout cela en valait la peine et que notre organisation était suffisamment forte pour commencer à agir et à changer les choses en mieux.
À l’inverse, il arrive que des griefs sur le lieu de travail, la dynamique entre collègues et l’incompétence du patron amènent les travailleur·euses à passer d’un état de stagnation, en passant par toutes ces étapes en succession rapide, à une action efficace dans un laps de temps relativement court, et c’est tout à fait normal aussi. La seule chose contre laquelle je mettrais en garde avec de telles victoires, c’est que parfois les organisateur·ices arrivent à la conclusion erronée que puisque l’action était facile et rapide la première fois, elle le sera aussi les fois suivantes. Parfois, les actions se déroulent si facilement que le rôle des relations dans l’organisation est occulté, et les organisateur·ices se concentrent alors par erreur sur les aspects plus techniques de l’organisation, comme obtenir suffisamment de signatures sur une pétition ou atteindre leur objectif de 90 % de leurs collègues portant leur badge syndical. Si ces activités peuvent être un aspect utile de l’organisation, elles sont parfois mises en avant au détriment de l’établissement de véritables relations.
Tôt ou tard, l’organisation traverse des périodes très difficiles, car le capital n’a pas l’intention de laisser les travailleur·euses débarquer et prendre les moyens de production sans se battre. Tôt ou tard, les patrons dressent les oreilles, effacent le sourire de leur visage et commencent à comploter pour reprendre chaque miette que les travailleur·euses ont gagnée et chaque centimètre de contrôle qu’ils ont perdu.
Lorsque les tranchées sont creusées, les sacs de sable empilés et les mitrailleuses montées, les organisateur·ices découvrent alors que ce sont les relations que les collègues entretiennent entre elleux qui sont la source de tout leur pouvoir. En réponse à l’organisation, le patron peut commencer à menacer de discipliner ou de licencier les gens, l’entreprise peut apporter des changements brusques à sa politique qui semblent punitifs ou de représailles, certain·es de vos ancien·nes collègues allié·es peuvent être éliminé·es par des mutations ou des promotions. Lorsque le patron tente d’instiller la peur, l’isolement et le désespoir, il devient alors évident si les travailleur·euses ont des relations suffisamment fortes pour résister à la tempête ou s’iels seront englouti·es par les vagues. Seules les relations sur le lieu de travail offrent le pouvoir potentiel d’améliorer les choses, mais aussi le pouvoir potentiel de ne pas se faire marcher dessus.
Une travailleuse parle-t-elle avec d’autres de ses projets pour les vacances et de l’état de santé de ses enfants ? Cherche-t-elle et trouve-t-elle de petits moments de joie dans le lien qu’elle a avec celles et ceux avec qui elle passe une bonne partie de son temps ? Si un travailleur n’a pas droit à ses pauses, les autres collègues ont-iels pensé à lui poser des questions à ce sujet ? Si un travailleur est malmené par le patron, a-t-il le sentiment qu’il peut en parler à un·e collègue et qu’il sera écouté et soutenu ? Lorsqu’une travailleuse est invitée à une réunion syndicale, va-t-elle être impliquée et écoutée ou va-t-elle simplement être interrogée et obligée de suivre des procédures ennuyeuses ? Lorsqu’un travailleur est stressé, ses collègues le remarquent-iels et lui posent-iels des questions à ce sujet ? Si une travailleuse est en colère parce qu’elle a été poussé à prendre un shift supplémentaire, y a-t-il quelqu’un·e à qui elle peut s’adresser ? Si un collègue a peur d’aller à une action directe, y a-t-il quelqu’un·e à qui il peut se confier ? Si une collègue a une idée d’action à mener contre le manque d’équipement de sécurité, y a-t-il quelqu’un·e avec qui elle peut discuter ? Lorsqu’un travailleur retrouve son emploi après un licenciement abusif, y a-t-il quelqu’un·e avec qui il peut fêter cela ?
La réponse positive à l’une de ces questions dépend du degré de confiance, d’attention et de solidarité que les collègues éprouvent les un·es envers les autres. Ce sont des relations à tous les niveaux. Des relations et encore des relations. Rien d’autre ne compte. Ou plutôt, tout le reste de l’organisation importe dans la mesure où il renforce la confiance, l’attention et la solidarité des relations entre collègues.
Améliorer le lieu de travail, c’est se forger un sens partagé de la communauté, de la dignité et de l’autonomie dans un environnement souvent hostile que nous impose le capitalisme. La marque d’un·e bon·ne organisateur·ice n’est pas que ses collègues le/la considèrent comme particulièrement courageux·se, radical·e, brillant·e ou électrisant·e. L’organisateur·ice atteint plutôt son but lorsque ses collègues ont le sentiment qu’il/elle écoutera leurs préoccupations et leurs idées, les soutiendra dans les moments difficiles, les encouragera à s’exprimer et les invitera à participer collectivement à la résolution des problèmes du lieu de travail. Il s’agit d’un modèle d’organisation dont chacun·e peut s’inspirer et auquel il/elle peut contribuer.
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Fire with Fire