Cet article fait partie d’une série sur les conversations en tête-à-tête.
Intro
Il existe une idée fausse en matière d’organisation, notamment sur le lieu de travail, qui est responsable de plus de confusion et d’impasses que toute autre. Elle se manifeste de plusieurs façons, mais elle se résume à ceci : « La façon dont je me suis radicalisé et dont je me suis impliqué dans le syndicalisme est la façon dont tout le monde se radicalise et s’implique dans le syndicalisme ».
Le plus souvent, les personnes qui découvrent l’organisation et la politique radicale essaient de montrer aux autres leurs propres idées nouvelles, alors qu’en réalité ces mêmes idées se manifestent très différemment selon les expériences très diverses de chacun·e. Le plus souvent, les gens n’adhèrent pas immédiatement aux idées auxquelles vous adhérez. Cela conduit souvent les nouvelleaux organisateur·ices à être exaspéré·es et confus·e : « Pourquoi personne d’autre ne se radicalise lorsque je leur montre les choses qui m’ont radicalisées ? »
L’organisation ne consiste pas seulement à montrer vos idées à d’autres personnes. Il s’agit d’établir des relations et une compréhension commune des conditions partagées qui constituent le terreau fertile à partir duquel les idées radicales peuvent se développer. Plus que de montrer, il s’agit d’écouter et de poser des questions. Bien sûr, les organisateur·ices ne sont pas seulement passif·ves dans ce processus, mais iels s’assurent d’introduire tous ces différents éléments dans la conversation et, ce faisant, de créer un espace pour que les gens puissent explorer et changer.
Dans cet article, je montre comment les idées, les relations et les conditions sont liées à l’organisation. Je raconte comment j’ai été politisé sur chacune de ces lignes au fil des années, y compris comment j’ai fait toutes les erreurs que la plupart des organisateur·ices font, et comment cela m’a aidé à voir plus clairement comment tout cela fonctionne.
Le rôle des idées dans l’organisation
Lorsque les gens me demandent comment je me suis politisé, la réponse la plus courte est que j’ai commencé à regarder des vidéos de Noam Chomsky sur YouTube en 2008. Je n’avais jamais eu d’ami·e ou de membre de ma famille qui se soit identifié·e comme socialiste, anticapitaliste ou radical·e, et c’est donc la première fois que j’ai été exposé à ces idées de manière exhaustive. J’ai eu un déclic presque immédiat et j’ai dévoré tout ce que je pouvais.
Pendant longtemps, j’ai supposé que tout le monde était radicalisé·e comme je l’ai été, c’est-à-dire par l’exposition à des idées abstraites sur la façon dont la société pourrait être structurée. J’ai passé beaucoup de temps à parler avec mes ami·s de ces idées nouvelles pour moi, et j’ai essayé de faire du militantisme en m’appuyant sur ces idées et en attendant que les autres s’y rallient.
Le rôle des relations dans l’organisation
Plus tard dans ma vie d’activiste universitaire, j’ai participé à une campagne de l’association United Students Against Sweatshops (Étudiant·es unis contre les ateliers de misère) visant à mettre fin à l’utilisation de la main-d’œuvre des ateliers de misère dans la production de vêtements de marque universitaire. La révélation pour moi a été d’apprendre l’existence d’un système cohérent de principes d’organisation basé sur la construction de relations avec les gens et le passage à l’action collective. Le pilier central de ce système était la conversation d’organisation en tête-à-tête (décrite ici pour celleux qui ne sont pas familiers).
Au sein de l’USAS, nous nous réunissions avec d’autres étudiant·es, nous faisions de l’agitation autour des ateliers clandestins utilisés dans la production des vêtements universitaires et nous discutions de ce que nous pouvions faire en tant qu’étudiant·es pour intervenir afin d’arrêter cela. L’utilisation de techniques permettant d’intégrer l’établissement de relations avec l’organisation politique est ce qui a fait avancer cette étape de mon organisation bien au-delà de ce que j’étais capable de réaliser auparavant. Les idées politiques n’étaient pas statiques sous la forme de livres ou de vidéos, mais pouvaient être remises en question, ouvertes, élargies et appliquées par le biais du dialogue avec une autre personne.
Les tête-à-tête nous ont permis d’être tourné·es vers l’extérieur, de construire une base et de canaliser notre énergie pour obtenir de vraies revendications, au lieu de favoriser uniquement une communauté en accord idéologique. Les relations sociales construites grâce aux tête-à-tête étaient le canal par lequel les gens s’engageaient dans ces idées, non pas de manière isolée mais en conversation les un·es avec les autres. La campagne USAS a duré 3 ans et nous avons finalement obtenu notre principale revendication au sommet d’une campagne d’action directe.
Avec le recul, j’ai pu constater à quel point ma propre politisation était atypique, et comment j’ai été essentiellement radicalisé en regardant des vidéos youtube sur la théorie politique dans un isolement total de toute relation sociale avec d’autres personnes dans ma vie. Chaque forme de politisation est valable et unique, mais il est impossible de construire une organisation et un mouvement si l’on part du principe que la manière la plus efficace de construire un pouvoir populaire est d’asséner des idées aux autres et de les laisser se débrouiller seul·es. Les idées et les relations sociales doivent aller de pair, et la victoire de la campagne USAS a été pour moi une preuve du concept.
Le rôle des relations de classe et des conditions matérielles dans l’organisation
Après l’université, je suis entré dans la vie active. Alors que mon père avait toujours vanté les vertus du travail, aussi éreintant ou désagréable soit-il, je n’étais pas convaincu. Certains de mes emplois étaient décents et agréables, d’autres étaient merdiques, leur seule valeur étant qu’ils m’évitaient d’être à la rue ou d’avoir faim. Je doutais que ces emplois merdiques aient réellement forgé mon caractère ou apporté une expérience précieuse.
Bien que mon organisation USAS à l’université ait été fondamentalement axée sur le pouvoir des étudiant·es contre les pratiques d’exploitation de l’université, elle était encore différente de la plupart des organisations de travailleur·euses dans la mesure où nous ne faisions pas d’agitation autour de conditions qui nous touchaient directement. En tant que telle, ma campagne USAS avait beaucoup de points communs avec ce que l’on appelle l’organisation axée sur les problèmes, où des groupes de personnes se réunissent pour provoquer un changement sur une question qui les passionne. Ce type d’organisation peut être très important pour le changement social et les mouvements sociaux, mais il peut aussi avoir des limites. Comme les gens sont organisé·es davantage autour d’intérêts communs que de conditions communes, les bases sociales sur lesquelles reposent ces campagnes sont souvent diffuses et parfois plus difficiles à rassembler en une campagne unifiée. Au cours des dernières décennies, nombre de ces campagnes thématiques ont été reprises par des organisations à but non lucratif dépendantes de subventions qui peuvent déradicaliser et démocratiser ce qui est souvent le plus puissant dans l’organisation de la base.
L’organisation syndicale se déroule sur un terrain différent. Mon expérience en tant que travailleur était très différente de mon expérience en tant qu’étudiant. Le travail d’étudiant se référait toujours à l’idée d’améliorer ses connaissances, et même si je trouvais le contenu ennuyeux, je l’appréciais généralement parce que j’aime vraiment apprendre des choses. Mais une grande partie de ce qui se passe dans le monde du travail n’a aucunement la prétention d’améliorer le travailleur (au-delà du fait de pouvoir se permettre de vivre). Aller au travail, faire son travail, revenir le lendemain. Tous les jobs ne sont pas si mauvais, mais presque tous les emplois comportent des parties que l’on est pratiquement obligé·e de faire, sur lesquelles on n’a pas son mot à dire et qui peuvent ne pas être amusantes du tout. Dans le cadre du capitalisme, nous sommes payé·es lorsque nous faisons ce que l’on nous dit de faire, et si nous avons de la chance, au minimum nous sommes payé·es décemment ou les choses que l’on nous dit de faire ne sont pas si mauvaises ou les gens avec qui nous les faisons sont sympas. Mais personne n’est aussi chanceux·ses tout le temps, et trop de gens sont malchanceux·ses la plupart du temps.
Pendant une grande partie de ma vie professionnelle d’adulte, je me suis adapté à cette situation en essayant de trouver des emplois dont le salaire était juste suffisant pour me permettre de subvenir à mes besoins essentiels tout en travaillant le moins possible. J’ai cherché des emplois qui offraient plus d’autonomie sur les conditions de travail, mais souvent au prix de l’absence d’avantages sociaux. Les choix de vie comportent toujours des compromis, mais il m’a semblé intuitivement injuste que les riches acquièrent des revenus passifs (dividendes d’actions, loyers, héritages, plus-values, etc.) sans avoir à renoncer à quoi que ce soit, alors que je renonçais aux soins de santé. Il était également clair que beaucoup de gens avaient une situation bien pire que la mienne.
À un moment donné, j’ai rejoint le syndicat Industrial Workers of the World. Même si je me considérais comme anticapitaliste depuis de nombreuses années, ce n’est qu’après quelques années de vie active et quelques années au sein des IWW que j’ai vraiment commencé à relier toutes ces relations de classe en une image cohérente de la réalité matérielle que nous appelons capitalisme. Aussi « radical » que j’étais quelques années auparavant, réaliser que toute cette théorie économique et politique abstraite expliquait en fait ma relation au monde et le contenu de mon expérience a été une autre révélation.
Contrairement à ma politisation initiale par le biais de vidéos youtube, ma politisation autour de la classe s’est faite en étant exposé à des idées par le biais de relations que j’ai nouées en m’organisant. Alors que mon séjour à l’USAS avait pour but d’être solidaire avec d’autres travailleur·euses qui travaillaient dans des ateliers clandestins internationaux (ce qui est important en soi), ma politisation au sein des IWW a transformé ma compréhension de ma propre place dans le monde en tant que travailleur commandé par des patrons et dont le travail sous-payé contribue à la richesse non méritée des riches.
La connaissance de votre propre relation au lieu de travail est essentielle pour savoir comment vous organiser avec d’autres dans des conditions communes. Par le biais de l’AEIOU (agiter-éduquer-immuniser-organiser-pousser, présenté ici) avec des collègues de travail, nous pouvons explorer comment les relations de classe nous affectent tou·tes et comment notre pouvoir réside dans notre capacité à nous unifier autour d’un sentiment partagé de dignité collective pour exiger ce que nous méritons. Si, en tant qu’organisateur·ices, nous n’apportons pas une analyse de classe à nos tête-à-tête, nos idées et nos relations sociales flotteront dans les nuages, sans lien avec notre expérience réelle et les réalités de nos emplois. Au contraire, en basant nos conversations sur les tensions de classe que nous vivons, nous animerons nos idées et renforcerons nos relations pour faire avancer le changement radical que nous recherchons.
Une remarque sur les collègues radical·aux : même lorsque vous trouvez un·e collègue qui a des idées radicales, le plus souvent il ou elle est d’accord avec les idées radicales dans l’abstrait mais n’a pas une compréhension plus profonde des relations de classe sur le lieu de travail et de ce que cela signifie pour l’organisation (comme moi avant que je ne prête une attention plus sérieuse à ces dynamiques). Les organisateur·ices syndical·aux actif·ves sont souvent d’avis que le ou la collègue qui a les idées les plus radicales sur un lieu de travail est souvent celui qui s’implique le moins dans les efforts d’organisation pour améliorer les conditions. J’ai vu ce phénomène se produire dans ma propre organisation. Pour être juste, je pense que les collègues radical·aux ont autant de potentiel pour s’impliquer dans l’organisation que n’importe quel autre collègue, mais nous (et certainement moi) commettons souvent une erreur en pensant que puisqu’iels disent qu’iels sont anticapitalistes, cela signifie qu’iels vont s’impliquer dans l’organisation. En conséquence, nous évitons de faire de l’agitation et de l’éducation avec elleux en tête-à-tête. Mais même lorsque les collègues proclament certaines idées, nous devons traiter les camarades radical·aux comme tout le monde et passer par toutes les étapes de l’AEIOU, poser des questions sur le travail, établir des relations, etc. Lorsque nous oublions de le faire, les collègues radical·aux se révèlent ne pas être le raccourci que nous espérions qu’iels soient.
De même, lorsque vous avez des collègues qui ne sont peut-être pas radical·aux mais qui semblent réceptif·ves aux idées radicales, il sera le plus souvent encore plus productif de passer par AEIOU au lieu d’utiliser les tactiques standard de persuasion et d’argumentation autour des idées radicales. Les gens s’engageront dans quelque chose lorsqu’iels verront comment cette chose les affecte et comment l’interpréter, ce qui est le but de l’AEIOU. Les idées radicales qui découlent de leur propre expérience seront plus puissantes que les idées dont on parle en tant que curiosités intellectuelles à un niveau plus abstrait.
Apprendre des leçons, rapidement et lentement
En bref, j’ai appris à aimer les idées radicales auprès de Chomsky, j’ai appris à m’organiser en utilisant les relations sociales auprès de l’USAS et j’ai appris à appliquer la critique radicale à ma propre situation matérielle auprès de l’IWW. Les idées, les relations sociales et les circonstances matérielles sont les éléments constitutifs de la création d’un changement social radical. Cela est vrai au niveau de la société, mais aussi au niveau individuel.
Il m’a fallu de nombreuses années pour être capable de voir l’importance de l’équilibre entre les idées, les relations et les conditions pour l’organisation. J’espère qu’au fur et à mesure que nos organisations et nos mouvements s’affinent et mûrissent, nous pourrons partager nos expériences afin d’aider les autres à traverser le processus plus rapidement que je ne le fais moi-même.
Cet article a été l’occasion d’une auto-exploration, où j’ai fait ressortir des récits de moi-même dont je n’étais pas entièrement conscient auparavant. J’ai mis l’accent sur la dynamique de classe dans cette histoire parce que cela m’a semblé être la manière la plus directe de discuter de l’organisation sur le lieu de travail, mais bien sûr, la classe n’est jamais séparée de la race ou du genre et les mêmes processus que je décris autour de la classe peuvent et doivent souvent être appliqués à la race et au genre également.
L’idée d’écrire ce billet est née d’une conversation que j’ai eue dernièrement avec d’autres organisateur·ices. La frustration que les organisateur·ices ressentent souvent entre leurs propres idées radicales et le manque total d’idées radicales chez leurs collègues peut être très décourageante. J’ai certainement passé pas mal de temps à me heurter à ce mur et je le fais encore parfois.
Mais nous pouvons commencer à trouver un moyen de sortir de cette impasse lorsque nous voyons que les idées ne sont qu’une partie du processus global de radicalisation et de changement, et s’il n’y a pas de point de départ partagé entre vous et vos collègues sur ce que devraient être les idées sur la société, alors vous pouvez commencer par construire des relations sociales et examiner les conditions matérielles partagées basées sur les tensions d’être des travailleur·euses salarié·es sous la direction d’un patron. Vous pouvez passer du statut d’étranger à celui de collègue de confiance, de travailleur·euse irréfléchi·e à celui d’analyste critique de classe, de défenseur·euse du statu quo à celui de défenseur·euse d’un monde différent.
À la lumière de ces trajectoires, nous ne nous attendrions jamais à devenir des ami·es proches de quelqu’un·e la première fois que nous le rencontrons, nous ne nous attendrions pas à ce qu’un·e travailleur·euse, lors de son premier jour, connaisse toutes les dynamiques de classe d’un lieu de travail particulier, et il n’est pas très raisonnable de s’attendre à ce que les autres aient des idées radicales (ou soient immédiatement réceptifs à celles-ci) au début de l’organisation. Ce sont toutes des choses pour lesquelles nous devons travailler, et par le biais de la lutte collective, nos idées, nos relations et nos conditions peuvent être transformées. La façon d’y parvenir est le sujet de toute organisation et a pour base l’application de l’AEIOU aux conversations en tête-à-tête.
Faire cela n’est pas facile, et il n’y a jamais de garantie de succès. Mais ces méthodes sont ce que notre histoire collective du changement social a de mieux à offrir, et elles ont déjà déplacé des montagnes.
[Addendum : Plus haut, je n’ai pas explicitement défini le rôle des idées radicales dans l’organisation, et je crains d’être mal interprété en disant que les idées radicales ne font pas partie de l’organisation radicale. Nous ne devrions pas prendre la tête de l’organisation avec des idées radicales, car elles peuvent, par inadvertance, constituer une barrière idéologique. Nous ne devons pas non plus cacher nos engagements politiques et ne les révéler qu’à quelques élu·es. Je pense, par contre, que le meilleur moyen de faire grandir les idées et les mouvements radicaux est de favoriser une discussion ouverte sur les idées radicales telles qu’elles émergent naturellement de la lutte collective contre les conditions oppressives].
Traduit de l’anglais par IWW Bruxelles
Article original sur Fire with Fire