Rasmus Hästbacka et Kristian Falk, du syndicat suédois SAC (Sveriges Arbetares Centralorganisation, ou Organisation centrale des travailleurs de Suède), plaident en faveur d’une troisième voie entre le « fondamentalisme consensuel » de la bureaucratie syndicale dominante en Suède et « l’idéalisation » des grèves au sein de la base : il nous faut réapprendre à faire pression sur nos lieux de travail.
Qu’est-ce qui définit un mouvement syndical? C’est un mouvement constitué de collègues qui se serrent les coudes et qui agissent ensemble. Il faut le distinguer de la bureaucratie syndicale représentée par les élu·es et les responsables syndical·aux juché·es loin de la base et rémunéré·es à part des travailleur·euses. Sur le marché du travail suédois, le mouvement syndical prend la forme de petits îlots dispersés dans l’ombre des grandes bureaucraties syndicales. Ces îlots comprennent le SAC syndicaliste, le syndicat suédois des débardeurs et quelques branches locales de travail au sein des bureaucraties centrales LO (Landsorganisationen i Sverige ou Organisation nationale suédoise), TCO (Tjänstemännens Centralorganisation ou Confédération des employé·es professionnel·les) et SACO (Sveriges Akademikers Centralorganisation ou Confédération suédoise des associations professionnelles).
La renaissance du mouvement syndical suédois est entravée par le « fondamentalisme consensuel » : les haut·es responsables syndical·aux se concentrent sur la recherche d’un consensus (samförstånd) avec les employeurs par le biais des conventions collectives mais depuis des décennies, les employeurs négligent de plus en plus les intérêts des travailleur·euses au profit de la recherche de ce consensus. Le marché du travail se détériore en Suède, et les conditions de travail commencent à ressembler à celles du début du 20e siècle : on y trouve des environnements de travail dangereux, des salaires très bas et des employeurs tout simplement criminels.
En tant que syndicalistes, nous ne rejetons pas les conventions collectives légalement contraignantes. En fait, au SAC, nous testons actuellement une nouvelle stratégie en matière de conventions collectives. Mais nous soulignons toujours que c’est la lutte collective qui donne aux conventions collectives leur valeur.
Romancer les grèves
Alors que les haut·es fonctionnaires de la LO, du TCO et de SACO souffrent du fondamentalisme consensuel, l’opposition de la base souffre souvent d’une obsession de la grève. Au sein du mouvement ouvrier populaire en Suède, on entend souvent un appel à de grandes grèves, voire à une grève générale. Le recours aux grèves a pris de l’ampleur en réponse à la remise en question de la loi suédoise sur la protection de l’emploi, à la prolifération des bas salaires et aux attaques contre le droit de grève. En 2019, des groupes ont tenté d’organiser une grève symbolique afin de souligner la crise climatique, mais à notre connaissance, aucun lieu de travail n’a été fermé.
Il faut reconnaître que nous-mêmes, membres du CAS, avons parfois laissé cette obsession de la grève nous gagner. Nous aussi, nous avons essayé d’en précipiter quelques-unes. La grève pour la défense des fonds d’assurance chômage en 2006, qui étaient attaqués par le gouvernement suédois, en est un exemple. Elle s’est soldée par une défaite douloureuse.
La fréquence des grèves en Suède est en fait très faible depuis le début des années 1990 et l’appel à la grève a tendance à relever du fantasme. Les organisateur·ices de ces prétendues grèves idéalisent les grèves françaises, ou celles de la Suède avant la Seconde Guerre mondiale. Mais la grève à outrance ne doit pas être fétichisée, et elle n’a aucune valeur si elle ne mène pas à l’obtention de résultats. Cette vision de la lutte s’inscrit dans le mythe fallacieux que la grève représente toujours la meilleure arme des salarié·es.
Un fait important, mais peu connu, est que le SAC syndicaliste a historiquement été sceptique à l’égard des grèves. Cela a été exprimé dès 1910 dans le Manifeste aux travailleur·euses de Suède, publié par le SAC. Les luttes ouvrières ne doivent pas être réduites à une lutte de « bras croisés », dit-on dans le Manifeste, et « ce temps est révolu, où il suffisait de jeter la pelle et le rabot de côté et d’imposer nos conditions aux employeurs ». Selon les syndicalistes, les grèves sont souvent coûteuses, longues et peuvent facilement être ruinées par des briseur·euses de grève et des lock-out. Les employeurs suédois ont souvent répondu par des lock-out dans de nombreuses industries.
L’objectif des lock-out n’était pas seulement de gagner la lutte en cours. Le politologue Peter A. Swenson parle d’un objectif à plus long terme :
Les lock-out ont permis à la classe dominante de façonner les syndicats de manière à en faire des partenaires dans la régularisation du marché du travail. La direction des syndicats, qui est étroitement liée au Parti social-démocrate, n’opposait pas de résistance au mouvement souhaité par les employeurs. Ce qui leur faisait obstacle, c’était le manque de contrôle sur le militantisme décentralisé dans les rangs. Par conséquent, […] les syndicalistes ont parfois accueilli favorablement les lock-out ou les menaces de lock-out. Le claquement de fouet des employeurs leur donnait un prétexte cohérent avec leur idéologie pour intervenir contre le militantisme perturbateur de la base.
Pendant l’âge d’or des grèves, dans les années 1920, les syndicalistes suédois·es sont devenu·es encore plus sceptiques à l’égard des grèves « tous azimuts ». Les syndicalistes ont concentré la lutte à l’interne sur les services d’emploi des syndicats (bureaux de placement) et sur l’augmentation de l’influence des travailleur·euses sur le mode de gestion des lieux de travail. La lutte à l’interne pouvait prendre la forme, par exemple, de ralentissements collectifs. Les services d’emploi des syndicats pouvaient aussi stipuler que les employeurs devaient obligatoirement suivre l’ordre et les conditions dictés par les syndicats lors de l’embauche de travailleur·euses. Lorsque ces services étaient efficaces, ils permettaient aux travailleur·euses et aux chômeur·euses de poursuivre des revendications communes contre la partie patronale.
Augmenter la pression
Dans les programmes d’éducation du SAC, nous avons appris à souligner que la route qui mène à des grèves réussies est généralement longue. Les travailleur·euses peuvent simplement commencer par prendre la parole, par exemple en demandant d’avoir leur mot à dire sur les horaires. Ensuite, ils et elles peuvent faire signer une pétition pour demander à ce que l’employeur paye pour leurs uniformes de travail. Si la charge de travail est élevée, l’étape suivante peut consister à demander l’embauche de plus de personnes. Si la direction n’est pas réceptive, c’est peut-être le moment de commencer à refuser les heures supplémentaires.
Il faut du temps pour acquérir la capacité de faire pression sur les employeurs. Nous finissons par l’oublier à force de concentrer toute notre attention sur la mise en œuvre de grèves épiques. Nos collègues doivent apprendre à gagner de petites batailles avant de voir s’ils et elles sont prêt·es à passer à l’étape suivante.
Nous présentons ci-dessous une série de moyens de pression qui contribuent à renforcer la capacité à faire grève. Ces options imposent quatre types de pression différents : morale, psychologique, économique et juridique.
1) La pression morale
Exercer une pression morale signifie que les travailleur·euses font appel à la volonté des patrons de faire ce qui est juste selon leur propre compas moral, ou à la volonté d’être perçus comme justes aux yeux du personnel. Par exemple, les travailleur·euses peuvent remettre en question des décisions prises lors des réunions du personnel, réaliser des sondages auprès des employé·es et critiquer des actions de la direction dans leur journal syndical local.
La pression morale est humiliante pour les patrons bien sûr, mais il arrive souvent que les patrons ne se soucient pas d’être perçus comme injustes et qu’ils ne perçoivent pas cette pression comme une punition. Dans ces cas, la pression morale n’aura pas d’effet, mais la pression psychologique pourrait faire l’affaire.
2) La pression psychologique
La pression psychologique consiste à mettre les patrons sans vergogne dans l’eau chaude. L’objectif est de les déranger. Par exemple, les travailleur·euses syndiqué·es pourraient envoyer des avertissements aux patrons qui ont mal traité leurs collègues. Selon le droit du travail suédois, seul·es les employeurs peuvent prendre des mesures disciplinaires, mais cela n’empêche pas le syndicat de remettre des avertissements écrits aux patrons et d’en informer tout·es les employé·es.
Un autre exemple consiste à semer la zizanie entre les patrons. Les employé·es peuvent essayer de s’allier avec des patrons qui sont réceptifs aux demandes des travailleur·euses et de s’opposer ensemble aux mauvais patrons. Les travailleur·euses peuvent également rendre visite aux cadres supérieurs pour les persuader de faire pression sur leurs subordonné·es.
Une autre variante de la pression psychologique consiste à prendre ses distances avec la direction. On fait alors comprendre aux patrons que les travailleur·euses ne veulent pas avoir affaire à eux tant qu’ils ne proposent pas de solutions sensées. Ils et elles pourraient, par exemple, boycotter la fête de l’entreprise, organiser des dîners de Noël sans les patrons ou renoncer à un voyage d’affaires.
3) La pression économique
Les travailleur·euses peuvent certes exercer une pression économique sur leur employeur en faisant baisser ses revenus ou en faisant augmenter ses dépenses, mais ils et elles peuvent aussi le faire en jouant le jeu de la direction. Comment cela peut-il se faire ?
Une méthode consiste à suivre scrupuleusement toutes les règles. On appelle cela une « grève du zèle », elle permet aux travailleur·euses de rester sur leur lieu de travail tout en allongeant considérablement le temps requis pour accomplir toutes les tâches.
On peut aussi penser à la « sous-traitance syndicale ». Cela signifie qu’on fait pression sur un employeur par l’intermédiaire d’un autre employeur qui a un lien quelconque avec le premier. Par exemple, si un conflit de travail survient dans une entreprise de nettoyage qui travaille auprès d’autres entreprises, la direction de l’entreprise de nettoyage peut être mise sous pression par un avis syndical envoyé aux entreprises clientes.
Les formes les plus connues de pression économique sont les grèves et les blocages. Les grèves provoquent généralement l’arrêt complet du travail, tandis que les blocages entraînent l’interruption de certaines parties du processus de travail. Dans le droit du travail suédois, le blocage est également appelé « action industrielle partielle ».
Les blocages se présentent sous de nombreuses formes : refus de faire des heures supplémentaires, refus d’accomplir certaines tâches, refus d’utiliser certains outils de travail, refus de participer aux voyages d’affaires, blocage du transfert de la force de travail entre différents lieux de travail au sein d’une même entreprise, refus de livrer des marchandises à certaines entreprises, blocage de l’embauche de nouveaux et nouvelles employé·es (nyanställningsblockad), etc.
Le blocage de l’embauche de nouvelles personnes est un appel à la solidarité des demandeur·euses d’emploi : ceux et celles-ci sont invité·es à ne pas accepter d’emploi sur le lieu de travail tant que le conflit n’est pas résolu. La loi suédoise stipule que les demandeur·euses d’emploi ont alors droit à la neutralité, ce qui signifie que le service public de l’emploi ne doit pas diriger les demandeur·euses d’emploi vers ce lieu de travail.
Une autre méthode, appelée « bonne grève » ou « bon blocage », a vu le jour dans l’industrie du service à la clientèle. Elle consiste à offrir à aux consommateur·ices un service moins cher ou de meilleure qualité aux frais de l’employeur. Cela peut se faire, par exemple, en faisant en sorte que les employé·es n’effectuent que les tâches qui touchent directement les client·es et ignorent les autres tâches.
La lutte par le biais des syndicats touche les moyens de production. Elle peut être combinée à des actions de la part des consommateur·ices, si les personnes qui détiennent les moyens de production appellent à de telles actions. Le boycottage est une méthode bien connue, mais son contraire l’est moins. Les syndicats peuvent offrir une certification aux employeurs qui respectent certaines exigences et recommander au public d’acheter chez eux : c’est ce qu’on pourrait appeler une « étiquette syndicale ».
4) La pression légale
La pression légale, quant à elle, se révèle pertinente lorsque les employeurs enfreignent les lois et les ententes. Selon le droit du travail suédois, les recours légaux s’exercent essentiellement par les particuliers et c’est au syndicat d’entamer un processus de négociation collective en vertu de la loi sur la codétermination (Medbestämmandelagen). Cependant, il est préférable que le personnel garde les affaires sous contrôle sur le lieu de travail et combine la pression légale avec d’autres types de pression.
Raviver le mouvement ouvrier
Une grève est le fruit d’un long processus. Au fil de celui-ci, il est possible que les travailleur·euses découvrent que d’autres actions fonctionnent mieux que la grève sur leur lieu de travail. En fin de compte, ce sont les résultats qui comptent : l’objectif est de créer une société meilleure et un monde professionnel plus éthique.
Au sein du SAC, les responsables syndical·aux ont le devoir d’aider les sections locales qui décident de faire grève, même s’ils et elles sont sceptiques à l’égard de la grève. Les sections locales sont aussi bien avisées de réfléchir soigneusement aux chances de gagner une grève avant d’en entreprendre une.
L’organisation du travail n’est pas toujours un long fleuve tranquille, mais l’humour renforce généralement l’esprit de combat. Dans ses mémoires, le syndicaliste suédois John Andersson raconte l’histoire d’un conflit salarial dans le port de Göteborg en 1912.
En réponse aux débardeurs qui avaient procédé à des ralentissements, des contremaîtres avaient été envoyés dans les cales pour compenser les pertes. Les travailleur·euses avaient alors répondu en travaillant encore plus lentement et en chantant l’hymne chrétien Mörkrets furste stiger ned (« le diable descend »). Puis, quand les contremaîtres épuisés ont commencé à monter l’échelle pour sortir, les travailleur·euses ont entonné Din klara sol går åter upp (« ton soleil glorieux s’élève à nouveau dans le ciel »).
Rasmus Hästbacka est avocat et membre de la section locale d’Umeå du SAC. Kristian Falk est historien économique et membre de la section d’Enköping-Heby du SAC. Une autre version de cet article a été publiée en suédois.
Traduit de l’anglais par les IWW Montréal
Article original sur Organizing Work